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je ne regardais pas tout ce qui se passait autour de moi avec l’insouciance de la jeunesse, indifférente à tout excepté au plaisir…

« Une autre source de mes maux, c’est ma pensée ; elle passe en revue ce qui est sous mes yeux et ce qui n’y est pas, et, emportant toujours avec elle l’image de la mort, elle jette sur le monde un voile funèbre et ne me présente jamais les objets par leur côté riant. Elle ne voit que misère et destruction, et, lorsque dans mon sommeil elle est livrée à elle-même, elle va errer parmi les tombeaux. Sans cesse l’idée de la fin des êtres m’est présente ; les choses même les plus propres à l’éloigner me la rappellent, et elle ne s’offre jamais à moi avec plus de force que dans les réjouissances d’une fête et dans les émotions d’une joie vive… »


Voilà quel était à dix-huit ans l’état moral de Maurice de Guérin. On voit par là combien fut forte sur lui l’influence de la naissance et de l’éducation. Son éducation solitaire l’avait révélé trop vite à lui-même ; il ne s’était pas ignoré assez longtemps, et le corps n’avait pas eu le temps de rassembler ses forces, tant avait été court et troublé ce salutaire sommeil de l’âme par lequel la nature, pendant l’enfance, prépare à l’aise et sans se hâter l’homme futur. Aussi l’âme, même dans l’adolescence et la jeunesse, ne fut-elle jamais très-jeune ; ce n’est pas qu’elle ait aucune ride, ni qu’on surprenne dans sa physionomie ces airs vieillots qui se laissent voir souvent au fond des regards des jeunes gens dont l’enfance a été malheureuse, mais elle a gardé de cette éducation un léger vernis de sécheresse qui, sans nuire à l’éclat de ses couleurs, nuit à leur fraîcheur et à leur velouté. Grâce à cette éducation, il contracta aussi cette nonchalante inquiétude qui nous paraît avoir été, à proprement parler, son vice qui le poursuivit toute la vie, et qui, en le faisant perpétuellement douter de lui-même, augmentait sa mélancolie et ses souffrances. C’est peut-être un grand malheur que d’avoir été élevé dans de vieilles idées et d’avoir été entouré dans son enfance de vieilles figures ; ce qu’on gagne en élévation et en raffinement moral à une pareille éducation, on le perd en puissance de volonté, en décision de caractère et en vigueur d’action. Dieu me garde de médire jamais des vieilles doctrines, car jamais une doctrine nouvelle, même la plus vraie, n’égalera en délicatesse morale une vieille doctrine, fût-elle la plus fausse du monde. Les vieilles doctrines ne sont jamais la mesure de la vérité ici-bas. Tenez cependant pour certain qu’elles présentent en revanche la mesure exacte de ce qu’il y a d’honnêteté et de vertu dans une époque donnée. Ce qu’elles n’ont pas en vérité, elles le compensent en bien moral, car dans le cours de leur longue existence, elles se sont associées à tout ce qu’il y a de noble dans l’âme humaine, et en un mot elles sont toujours le sel de la terre, alors même qu’elles ont cessé d’être la lumière des cieux. Toutefois, celui qui a été élevé dans ces doctrines et qui a subi leur influence y contracte de véritables infirmités d’organisation qui le rendent impropre à l’action. Si la