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fortune n’a pas veillé sur son berceau, il est à craindre qu’il ne soit un soldat sans ardeur dans la bataille de la vie, et qu’il n’ait aucun goût aux poursuites nécessaires et légitimes de la terre. Même lorsqu’il sera, comme Guérin, envieux de gloire et de célébrité, il aura des goûts plutôt que des convoitises ; l’âpreté et la ténacité lui manqueront. Plus d’une fois sans doute il enviera le jeune plébéien, doué d’un sang grossier et fort, qui s’empare puissamment de l’existence et pose sans scrupule sa lourde main sur tout ce qui se trouve à sa portée. Tel Guérin se révèle à nous dans ce journal et dans ces lettres que ses amis nous livrent aujourd’hui, inquiet, irrésolu, sans confiance en son talent, et cependant désireux de gloire. De ces combats intérieurs naissent la nonchalance et, pour tout dire, une certaine paresse. Né sans fortune et aiguillonné par le besoin, il se résout difficilement au moindre effort ; il laisse couler sa vie avec une poétique indolence, et rêve d’agir plutôt qu’il n’agit. Son âme et son cœur sont livrés à une guerre civile intérieure d’autant plus pénible qu’elle n’aboutit jamais à un combat décisif et qu’elle se passe tout entière en escarmouches. En Guérin, nous pouvons surprendre quelques-uns des inconvéniens de l’éducation selon les vieilles doctrines. Là est une des principales sources de sa mélancolie.

Car Guérin est un mélancolique, et il appartient à cette race, particulière à notre siècle, des René et des Oberman ; seulement il se sépare d’eux tous par des caractères très marqués. Il y a bien des manières d’être mélancolique, car la mélancolie est une maladie aussi diverse que les individus qu’elle affecte. Il faudrait bien se garder de confondre Guérin avec les types célèbres de mélancolie que nous présentent l’histoire et la poésie de notre siècle. Il n’est leur frère qu’en apparence, et la ressemblance qu’il a avec eux est trompeuse. Le spleen n’est chez lui qu’à la surface de l’âme, le tourment ne dépasse jamais l’irritation à fleur de peau. Il n’a ni les imaginations funèbres de René, ni les violences et les colères des héros de Byron. On ne surprend jamais chez lui un accent de désespoir ni une parole d’amertume. Il n’est pas un déclassé comme Werther, et il ne s’agite pas, comme ce malheureux héros si mal jugé, dans un dilemme impossible. Celui avec lequel il a le plus de ressemblance est peut-être Oberman, le plus doux de tous ; mais il n’a ni son abattement extrême ni cette intensité d’ennui qui rend ce malheureux incapable même des joies les plus innocentes et du travail le plus léger. Guérin au contraire apparaît très facile à amuser, et même capable de bonheur. Son âme n’est pas noyée et relâchée par l’ennui, elle se montre pleine de fine élasticité, bondissante et alerte, volontiers distraite, étourdie même à l’occasion. Il s’oublie plus aisément qu’on ne le supposerait au premier instant, et son état moral est assez semblable à ces paysages voilés de la Bretagne qu’il a décrits ; vienne un rayon de soleil, et pendant une minute son âme se ranime et brille d’un doux éclat. Il est très