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prompt à s’échapper hors de lui-même et à vivre de la vie extérieure ; il aime la solitude, mais non l’isolement, une solitude qu’on puisse librement quitter, et à laquelle on puisse librement revenir. Il n’a aucune crainte farouche des hommes, et l’on dit que dans ses dernières années il avait pris goût au monde et se plaisait à le fréquenter. À proprement parler, on hésite à qualifier Maurice du nom de mélancolique, et cependant les trop rares écrits sortis de sa plume portent un caractère de tristesse qui ne permet pas de lui refuser ce titre malheureux.

J’ai lu et relu avec une attention minutieuse le journal intime où il a déposé son âme, afin de surprendre le secret de cette contradiction, et je suis arrivé à une conclusion que je ne donne pas pour absolument exacte, mais que je crois très près de la vérité : c’est que Maurice n’est pas un mélancolique, mais un malade. À quoi bon cette distinction ? diront sans doute quelques personnes. N’est-il pas évident que tout mélancolique est par cela même un malade ? Je réponds que la mélancolie est une maladie sans doute, mais surtout une maladie de l’âme, et qui s’adresse exclusivement à l’âme. Or chez Guérin ce n’est pas l’âme qui est malade, mais le corps. Sa mélancolie est la plus physiologique que je connaisse, elle tient à des fatalités de race, d’éducation et d’organisation physique, et non à des désordres moraux, à des crises intérieures et à de grandes épreuves. On ne voit pas qu’il ait subi quelqu’une de ces grandes douleurs qui bouleversent l’âme et la laissent inconsolable, ni qu’aucune idée religieuse ou philosophique se soit emparée de lui avec tyrannie et obsession, ni que ses croyances, en l’abandonnant, lui aient laissé un regret mortel. Il a été partisan des doctrines de Lamennais à l’époque où ces doctrines étaient à leur état mixte et de transition, mais sans ardeur ni tiédeur. Lorsque les croyances catholiques l’ont abandonné, elles ne lui ont pas dit adieu avec colère ; elles sont sorties sans bruit, en poussant doucement derrière elles la porte de son cœur. Mon impression dernière est donc qu’il fut un mélancolique malgré lui. Il me donne l’idée d’une heureuse et aimable nature, douée précisément de tous les avantages qui font éviter la mélancolie, empêchée dans son développement par un germe de maladie, de souffrance physique ; l’idée d’une âme pour ainsi dire liquide, qui tend à s’épancher, refoulée sur elle-même par un obstacle qu’elle ne s’est pas créé. L’âme est dans le corps comme l’eau dans un canal ; si le canal est obstrué, les eaux resteront forcément stagnantes, et c’est là le cas de Guérin. Son journal est tout intime, et cependant on sent qu’il n’est pas analyste et psychologue par goût, mais par contrainte. C’est une nécessité maladive qui le force à se contempler, à s’apercevoir de lui-même. Une sorte d’instinct irrésistible semble au contraire le pousser à s’échapper hors de lui, à s’objectiver en quelque sorte. Son tourment véritable, c’est de ne pouvoir s’identifier assez complètement avec les êtres extérieurs, et il a décrit ce