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loin, qu’il vaudrait mieux cent fois avoir un esprit aveugle et paralytique. Le mal-être, d’abord assez resserré, a gagné rapidement. Comme une maladie qui se répand dans le sang, il se montre partout aujourd’hui et sous les développemens les plus étranges. Ma tête se dessèche. Comme un arbre qui se couronne, je sens, lorsque le vent souffle, qu’il passe dans mon faîte à travers bien des branches d’épines. Le travail m’est insupportable ou plutôt impossible. L’application n’engendre pas en moi le sommeil, mais un dégoût âpre et nerveux qui m’emporte je ne sais où, dans les rues et sur les places publiques. Le printemps, dont les bontés venaient tous les ans me charmer dans mes réduits avec précaution et secrètement, m’écrase cette année sous une masse de chaleur subite. La vie ne descend pas du ciel dans la fraîcheur des nuits, ni répartie dans les gouttes des ondées, ni fondue et dissoute dans l’étendue entière de l’air ; elle tombe d’en haut comme un poids… »


Voilà bien les inquiétudes morales, l’irritation légère et continue, les alternatives de défaillance et de vivacité, de noir abattement et de langueur voluptueuse, qui caractérisent les malades. Nous pourrions multiplier les preuves. « La fièvre, disait un grand médecin, n’est pas un mal, elle est le symptôme d’un mal. » De même on pourrait dire de la mélancolie de Guérin qu’elle n’est pas son mal, mais le symptôme du mal qui le ronge, car elle languit, s’éclipse, reparait, selon que ce mal lui-même languit ou se ranime ; mais, s’il lui laisse quelque trêve, Maurice oublie à l’instant ses souffrances, et des hymnes de reconnaissance s’échappent tout naturellement de ses lèvres. Tel est cet hymne magnifique, comparable à la plus belle poésie religieuse, par lequel il remercie Dieu du bonheur qu’il lui a donné dans la maison de son ami et de son confrère en poésie, Hippolyte de La Morvonnais. Jamais enfant malade ne fut plus facile à bercer et à endormir, jamais mélancolique (puisque mélancolie il y a) ne fut moins rebelle au bonheur, plus docile aux bienfaisantes influences de la nature et de l’amitié.

Guérin est donc un malade plutôt qu’un mélancolique. Les vrais mélancoliques en littérature sont ceux qui doivent tout à cette muse sinistre, ceux qu’on ne pourrait concevoir sans elle, un Chateaubriand, un lord Byron, un Sénancourt. Il est possible qu’un Chateaubriand et un Byron eussent été de très grands hommes sans le secours de la mélancolie ; mais en vérité nous n’en savons rien, et même nous n’avons pas le droit de l’affirmer, tant la mélancolie s’est identifiée avec leur propre génie. Ils lui doivent tout, inspiration, génie et gloire ; elle est la magicienne qui a touché leur âme de sa baguette enchantée, et y a fait éclore les fleurs et la musique ; mais Maurice de Guérin ne lui doit rien, et l’on peut aisément le concevoir sans elle. Loin d’aider à l’épanouissement de son génie, elle l’a contrarié autant qu’elle a pu ; elle a joué chez lui, non le rôle d’une magicienne bienfaisante, mais celui d’une méchante fée Carabosse qui jette ses sortilèges sur l’enfant doué par ses compagnes, afin de