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dans sa simplicité, chacun de ces mots porte à l’esprit une telle abondance de sensations, et ces sensations sont si différentes de celles que nous avons l’habitude d’éprouver, et même des sensations exceptionnelles que nous cherchons dans les poètes, qu’un volume entier écrit dans une telle prose pourrait à peine se lire. » Ces dix pages sont vraiment uniques dans la littérature française ; rien chez nous ne peut en donner une idée. On a prononcé le nom de Ballanche ; mais le Centaure n’est pas un symbole philosophique à la Ballanche : non, c’est un être primitif, un individu intermédiaire entre la bête et l’homme, un proche parent de la nature qui raconte les rapports fraternels qu’il entretient avec elle et les mœurs qui lui sont propres. Il est en contact immédiat avec les élémens, qui sont pour lui des dieux bienfaisans et funestes ; le fleuve a pour lui des fraîcheurs inconnues, et la nuit des terreurs qu’ignorent les hommes. C’est un être qui n’est composé que de sensations, doué d’une sorte de vie morale empirique cependant, et tout rempli de cette sagesse expérimentale que possèdent les êtres simples qui ne vivent que de sensations, et à qui le bien et le mal se révèlent obscurément sous les formes de la douleur et du plaisir. Tant qu’il fut jeune, il s’inquiétait de ses forces, « et, y reconnaissant une puissance qui ne pouvait demeurer solitaire, se prenait soit à secouer ses bras, soit à multiplier son galop dans les ombres spacieuses de sa caverne, ou à courir à travers la nature, élevant ses mains dans les nuits aveugles et calmes pour qu’elles surprissent les souffles et en tirassent des signes pour augurer son chemin. » C’est ainsi que jeune il vécut, baigné pour ainsi dire dans les parfums de la nature. Plus tard, dans sa maturité, ayant perdu l’amour de l’emportement, il apprit que « le calme et les ombres président au charme secret du sentiment de la vie. » Vieux enfin, il se plaît le soir à se coucher sur le seuil de sa caverne et à suivre vaguement ses rêveries, ou bien à gravir le haut des rochers, où il s’attarde jusqu’à l’arrivée des ombres, « soit à considérer les nuages sauvages et inquiets, soit à voir venir les pléiades et le grand Orion, » sans se préoccuper de sa fin prochaine qui ne se présente pas à lui sous la forme horrible de la mort, mais sous la forme d’un retour aux élémens. Ce mot de forme est lui-même impropre, car la mort ne lui est pas révélée par les terreurs de l’imagination ; cela est bon pour les hommes chez qui l’âme est distincte du corps : c’est son corps qui lui révèle la mort par une sensation quasi voluptueuse. « Je reconnais que je me réduis et me perds rapidement » comme une neige flottant sur les eaux, et que prochainement j’irai me mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre. » L’harmonie qui règne entre le langage du centaure et les sensations exprimées par lui est vraiment surprenante ; il n’y a pas un mot qui détonne et qui appartienne à un ordre moral supérieure cette vie de sensation. Maurice avait souvent exprimé le désir de surprendre la nature dans ses germes et ses forces secrètes ; cette fois il a poursuivi la fuyante