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forme d’une robe bleue qui, flottant à l’horizon, distrait le contemplateur de ses rêveries et interrompt une belle description de nuages. Peut-être Maurice n’était-il pas né pour ressentir profondément l’amour, et je partagerais volontiers sur ce point l’avis de M. Sainte-Beuve. Peut-être son âme avait-elle des affinités trop nombreuses avec l’universalité des choses pour reporter et concentrer sur une seule personne toute cette passion éparse, flottante, dont chaque objet de la nature avait une parcelle ? J’irai plus loin, et j’oserai dire que tel que nous le connaissons, je ne sais jusqu’à quel point il était lui-même capable d’inspirer l’amour. La passion est de sa nature exclusive, tyrannique et volontaire ; il y faut une flamme et une ardeur de désir qui manquent entièrement à Maurice. Mais s’il ne connut pas, pour son bonheur, les emportemens de l’amour, il connut des sentimens plus doux, plus précieux peut-être, et en tout cas plus purs et moins mélangés d’amertume. Il avait une âme sympathique, et il sut inspirer à tous ceux qui le connurent la sympathie et l’amitié. Nous en avons la preuve dans la présente publication et dans le dévouement que ses amis ont conservé à sa mémoire. Enfin il eut le bonheur d’inspirer une des affections fraternelles les plus nobles et les plus complètes dont l’histoire littéraire garde le souvenir. L’amour que lui portait sa sœur aînée, Mlle Eugénie de Guérin, était aussi grand et aussi profond que peut l’être l’affection d’une sœur pour un frère. Nous regrettons de ne pouvoir parler ici avec étendue de cette remarquable personne, qui mériterait à elle seule une étude spéciale ; mais nous pouvons au moins la saluer en passant.

Mlle Eugénie de Guérin était bien la digne sœur de Maurice ; elle était presque son égale par l’esprit, et je ne sais pourquoi il me semble qu’elle lui fut supérieure par le cœur. Contrainte au célibat par sa pauvreté et sa naissance, elle reporta sur son frère toute la tendresse dont son cœur était plein. Tant que Maurice vécut, Mlle Eugénie porta son célibat, non-seulement avec dignité, ainsi qu’il convenait à une fille de race et d’âme nobles, mais encore avec gaieté, comme une personne dont le cœur est engagé tout entier et qui sait à qui faire don du trésor de ses affections. Toute sa vie était partagée entre son frère et quelques travaux littéraires, car Mlle Eugénie était poète, elle aussi, comme Maurice ; mais dans ces travaux de son intelligence elle avait la douceur de retrouver encore son frère : c’était lui qui levait les scrupules de conscience qu’éveillait en elle quelque directeur trop zélé, lui qui, avec ses judicieux conseils littéraires, lui envoyait des conseils religieux et spirituels de quelque sage ami catholique de La Chênaie, de l’abbé Gerbet par exemple. Lorsque Maurice mourut, Mlle Eugénie sentit le froid de la solitude tomber sur son cœur, et s’éteindre cette lumière de gaieté douce et triste qu’entretenait seule dans son âme la tendresse qu’elle portait à son frère. La mort avait fait dans sa vie un vide que la mort seule pouvait désormais combler.