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ayant d’autres idées, d’autres coutumes, il faut avoir perdu toute prévoyance pour ne pas trembler. La pierre de Sisyphe suspendue par un fil au-dessus de nos têtes, voilà la situation où nous vivons. Que le moindre espoir de réussite se présente à eux, nous verrons quelles arrière-pensées nourrissent en secret nos défenseurs d’aujourd’hui. Eh ! n’en apercevons-nous pas déjà les sanglans préludes ? Quand un virus tourmente le corps humain, vient un médecin qui le chasse par des remèdes vigoureux ; toi, prince, n’es-tu pas le médecin de l’empire ? »

« On combattra le venin qui tourmente l’état en opposant à cette force ennemie qui est dans notre sein une force contraire. Rappeler les Romains aux armes, c’est le premier remède ; multiplier les exemptions du service, c’est assurer, c’est accroître l’effet du mal. Au lieu de livrer nos armes à des Scythes, confions-les à nos laboureurs, qui sauront protéger des campagnes fécondées de leurs sueurs ; invitons les écoles, les métiers, le commerce, à nous fournir des soldats ; la populace même de nos villes ne reculera pas devant la nécessité de ce devoir. L’oisiveté la jette aujourd’hui dans les théâtres ; où elle se dégrade ; qu’on l’instruise, qu’on lui montre le danger commun de la patrie, et elle s’armera avant que la ruine commune ne la fasse passer du rire aux larmes.

« Avec les armes reviendront la vaillance et la gloire. Plus de victoires partagées avec des mercenaires, plus de partage nulle part et en rien. Les Barbares sont tout, qu’on les éloigne de partout. Que les magistratures leur soient fermées, et surtout la dignité sénatoriale, ce comble des honneurs romains. Thémis la bonne conseillère et le grand dieu de la guerre se voilent la face de honte quand ils voient un homme vêtu d’une mauvaise casaque de fourrure commander à des gens en chlamydes. Ils en font autant lorsqu’un autre, déposant sa peau de mouton pour endosser la toge, vient s’asseoir sur le siège de nos magistrats, le premier après le consul et ayant des Romains au-dessous de lui, et que cet homme délibère sur les destinées de notre empire. Nous savons ce que fera ce juge de nos concitoyens en descendant de son tribunal : il ira reprendre sa toison, et, rejetant la toge d’un air de mépris, il s’en moquera avec ses camarades : « Voilà, dira-t-il, un vêtement trop gênant pour tirer l’épée. » En vérité, je ne puis m’en taire, nous sommes bien les plus fous et les plus sots des hommes !

« Quoi ! il n’est pas une seule de nos familles, si peu aisée qu’elle soit, qui n’ait un esclave goth parmi ses membres : le maçon, le fournier, le porteur d’eau de nos maisons est ordinairement un Goth ; enfin ce sont des Goths armés de brancards qui nous servent de bêtes de somme, soulèvent ou traînent nos chaises ; on dirait cette race destinée par nature à nous servir. Eh bien ! je vois ces mêmes gens, à la crinière rousse et pendante, portefaix dans nos maisons, nos magistrats en public : spectacle étrange ou plutôt incompréhensible, et qui est une énigme pour moi ! Au temps de nos pères, il arriva que deux gladiateurs, Crixus et Spartacus, déserteurs de l’amphithéâtre, se réunissant à d’autres esclaves fugitifs, excitèrent une guerre formidable où Rome faillit périr. Pourtant ce n’était là qu’un ramassis d’esclaves de toute race et de tout pays, sans lien natal, sans conformité de mœurs, et qui n’avaient ni alliances ni intelligences parmi les hommes libres. Chez nous, au