Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/330

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lignes toujours droites qu’ils présentent me satisfont moins : elles ont quelque chose de sec et me laissent froid. La ligne droite n’existe pas dans la nature. Les arbres eux-mêmes, qui s’élancent vers le ciel, n’offrent que des surfaces arrondies ; le dos des montagnes se recourbe, et leur front sourcilleux se découpe en traits délicats. La mer tourne devant mon regard, et l’horizon que je contemple forme un cercle autour de moi. La ligne droite n’a donc pas de réalité ; c’est une fiction que les géomètres tracent sur l’ardoise et que les architectes ont appliquée à leurs édifices. Un artiste tel qu’Ictinus saura dérober à la nature le secret de ses courbes et en tirer des beautés exquises.

ICTINUS.

La foule comprendra-t-elle ces beautés ?

PHIDIAS.

Elle ne les comprendra pas, elle les sentira. La plupart des spectateurs ne s’en apercevront même pas, parce que tes courbes seront légères, peu accusées, et donneront à l’ensemble du Parthénon quelque chose d’harmonieux qui pénétrera les urnes à leur insu. Vois le corps humain, qui est le type accompli de la beauté, il ne présente que des contours. Plus ses formes sont pleines, ses surfaces modelées, ses lignes arrondies, plus il charme nos regards. Le temple est un être qui a déjà sa constitution propre, ses lois et ses proportions : il t’appartient de lui donner la vie.

ICTINUS.

Mon cher Phidias, tu fortifies mon courage. Tu ressembles au foyer bienfaisant dont on ne s’approche jamais sans remporter de la joie et des forces nouvelles. Je te quitte, afin que tes disciples aient leur tour. (Il s’éloigne. Phidias s’avance vers ses élèves qui sont debout et l’attendent avec respect. )

PHIDIAS.

Quoi ! mes amis, vous ne travaillez plus aujourd’hui ?

AGORACRITE.

Les matelots qui sentent leur navire s’engloutir retirent les rames et attendent.

PHIDIAS.

Tu me parais, Agoracrite, trop désespéré ou trop résigné.,

AGORACRITE.

Maître, ne nous a-t-on pas réduits au désespoir ?

PHIDIAS.

Non certes, si vous prenez exemple sur moi. Jamais je ne me suis senti plus dispos. Le travail est la santé de l’âme.

AGORACRITE.

Qu’est-ce qu’un travail qui n’a pas de lendemain ?

PHIDIAS.

Demain est un mot qui n’appartient point aux mortels. Quoique chaque heure soit peut-être notre dernière heure, ne vivons-nous pas comme si nous ne devions jamais mourir ?

AGORACRITE.

Rentrons donc à l’atelier, Phidias, si tel est ton désir.