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fond de leur poitrine les cœurs les mieux raffermis. Je me rappelle avoir assisté à une scène de violence qui a dû rester ineffaçablement gravée dans le souvenir de ceux qui en ont été les témoins. C’était à Caserte, au grand quartier-général, sur la fin du mois d’octobre. Le surintendant des domaines royaux, qui s’appelait, je crois, le prince d’E…, se fit annoncer à Garibaldi, qui, selon sa coutume, le reçut dans le salon même où se tenait son état-major. Le surintendant, en costume de cérémonie, habit noir, cravate blanche, après un ou deux saluts très profonds, raconta au général qu’il venait de recevoir d’un des officiers de la maison du roi Victor-Emmanuel, qui s’approchait alors à marches forcées, une lettre très importante, et qu’il devait la lui communiquer. Garibaldi fit un signe d’assentiment ; le prince d’E… tira une lettre de sa poche et la lut à haute voix ; Mal en advint au pauvre homme. Dans cette lettre, on disait avoir appris avec étonnement et indignation que le gibier des parcs royaux n’était pas assez respecté par les soldats de l’armée méridionale, et on enjoignait même à M. d’E… d’aller trouver le dictateur pour lui signifier qu’un état de choses si scandaleux devait cesser immédiatement. Garibaldi n’eut pas fini d’entendre la lecture de cette sorte de dépêche, qu’il fit un bond, et qu’apostrophant le messager dans des termes qu’il m’est impossible de reproduire, il lui dit ou plutôt il lui cria : « Qui donc ose me parler à cette heure de perdrix et de faisans ? Quoi ! mes pauvres soldats, mal vêtus, sont décimés par la mitraille napolitaine, ils couchent sous les brouillards du Vulturne, ils ont supporté des fatigues qui eussent fait périr (son expression fut moins faible) une armée régulière, et l’on vient me recommander de veiller à la conservation du gibier ! Dites aux imbéciles qui vous envoient que, si l’on se permet de m’entretenir encore de ces sottises, je lâche tous mes Calabrais dans les chasses royales, et que pas un animal vivant n’y restera. Quant à moi, je partirai d’ici sans emporter un faisan ! » Et comme le prince d’E…, terrifié, restait immobile, tournant son chapeau entre ses mains tremblantes : « Vous, sortez ! » lui cria-t-il. Et le malheureux s’esquiva comme il put, sans retourner la tête. Ces colères sont rares chez Garibaldi. Dans la vie habituelle, il est au contraire d’une extrême douceur et d’une bonté naïve qu’on ne trouve jamais en défaut.

Son aspect extérieur n’a rien de séduisant, au sens ordinaire que les femmes donnent à ce mot ; mais à son approche on sent qu’une force va passer, et l’on s’incline. Quand il parle, il subjugue, car sa voix, la plus belle que j’aie jamais entendue, contient dans ses notes, à la fois profondes et vibrantes, une puissance dominatrice à laquelle il est difficile de se soustraire. Qu’il parle dans la familiarité