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ce qui m’arriva le 22 août 1856 à Doon-Gurghur (mot à mot : séjour des montagnes).

— Que vous arriva-t-il ? demandai-je au capitaine.

— Ah ! bon !… vous voilà comme tant d’autres : des exemples plutôt que des conseils, des historiettes plutôt qu’un traité en bonne forme. Enfin !… Mais je serai bref.

J’étais en tournée d’inspection dans le district de Raipore (province de Nagpore), et me rendais, par la voie la plus directe, de Belaspore à Bhundarah. Nous faisions vingt-cinq milles à la journée, malgré une chaleur dont vous aurez quelque idée si je vous dis que, dans un ravin où j’étais à l’affût, il m’arriva de vider à l’intérieur de mes bottes, où mes pieds cuisaient, le précieux contenu de mon chagul[1], rempli d’une eau fraîche et pure. Or chaque goutte de cette eau valait presque une goutte de mon sang.

Du 1er au 14 avril, voyageant ainsi, j’avais tué deux tigres, huit ours, dont sept en pleine croissance, cinq chevreuils ou daims de diverses espèces, plus un loup, compté pour mémoire : total seize têtes. Mes hommes et moi, nous étions sur les dents. Nous avions fait halte à Painderdee, quand on me vint dire qu’à vingt-cinq milles de là, certaine bourgade appelée Doon-Gurghur était littéralement envahie par deux tigres man-eaters qui avaient dévoré une partie des habitans et mis l’autre en fuite. J’étais le lendemain soir à Doon-Gurghur. Le rajah ou plutôt le zemindar sur les terres duquel ce malheureux village était situé avait essayé quelque temps auparavant, avec ses deux éléphans et ses hommes d’armes, de chasser les deux tigres ; mais il était revenu bredouille. Aussi m’offrait-il tout son attirail, bêtes et gens, comptant bien que j’échouerais comme lui. Je crus de ma dignité de refuser.

Sur ma route, je rencontrai deux shikarees, évidemment envoyés par le rajah pour surveiller mes opérations. L’un était perché sur un baobab, l’autre caché dans les hautes racines du même arbre. Questionnés par moi, ils nièrent qu’ils eussent jamais chassé le tigre. Ils guettaient, disaient-ils, la chikarah, qui est à peu près la gazelle arabe. J’examinai leurs fusils à mèche, dont je leur fis compliment, et moitié figue, moitié raisin, c’est-à-dire en mêlant quelques flatteries à mes prescriptions, je les emmenai un peu malgré eux.

Doon-Gurghur est au bord d’un charmant petit étang. Les huttes jaunes, en glaise cuite au soleil, étaient closes et semblaient désertes. Il en sortit pourtant, à grand’peine, deux hommes et un enfant. Le plus jeune des deux hommes était un chuprassee ou messager

  1. Petite outre de cuir employée au lieu de gourde.