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du rajah ; le plus âgé, un vigneron-cabaretier qui avait sans doute trouvé au fond de sa cave le courage de rester chez lui. Je distribuai du tabac à tout ce monde, et fis servir un bon repas à mes deux shikarees (deux basses castes, Mangkalee et Nursoo), gens éprouvés, qui avaient confiance en moi et en qui j’avais confiance.

Vers deux heures, au plus chaud du jour, — c’est le moment où l’on risque le moins d’être attaqué par les tigres, — le duffadar (brigadier) de mon escorte, un lancier expert qui se mêlait aussi de chasse quelque peu, se chargea de m’aller installer un mechaun au pied de la montagne voisine, et tout à côté d’un petit marécage bourbeux. Il emmenait un bouvillon d’une vingtaine de mois, destiné à servir d’appât. Le tigre auquel on offrait cette victime avait, peu de jours auparavant, dévoré le prêtre de l’endroit. Il était de taille et de force à prendre un homme dans sa gueule pour l’emporter dans la montagne. Ainsi faisait-il, et jamais on n’avait retrouvé le moindre débris de ses horribles festins.

L’endroit choisi pour y établir l’affût en question n’était pas à plus de 400 mètres de ma tente, et par conséquent du village. Le duffadar s’était armé d’un de mes fusils à deux coups. Les autres avaient leurs lances. À cinq heures de l’après-midi, le duffadar reparaît fort effrayé. Un des shikarees, occupé dans le voisinage immédiat de l’arbre à couper des branchages pour l’espèce de rideau qui dérobe aux regards du tigre le chasseur caché dans le mechaun, avait subitement disparu. Persuadé que c’était là un nouveau tour du man-eater, je pars avec mes deux acolytes, Mangkalee et Nursoo, bien décidé à retrouver, sinon l’homme vivant, au moins son cadavre. J’arrive au pied de l’arbre, où mes gens étaient fort effarouchés, n’osant plus quitter le mechaun, où ils s’étaient hâtés de se mettre à l’abri. À les entendre, le tigre les attendait en bas. Mes yeux pourtant ne distinguaient rien dans l’épaisseur du jungle. En revanche, les daims poussaient le cri particulier qui trahit leur terreur à l’approche du tigre. Ajoutez que la nuit arrivait à grands pas. Aussi affectais-je de parler très haut et de mener le plus de bruit possible. Ce fut ainsi que je fis descendre mes hommes et les ramenai au campement, sans plus de désastres. Quant au shikaree perdu, il se retrouva le lendemain : le drôle, pris de peur après nous avoir suivis de son plein gré, s’était enfui dans un village à trois ou quatre milles du nôtre.

Il fallut, pour la nuit, prendre ses précautions en règle. Bœufs, moutons, chevaux, furent réunis de manière à occuper le moins d’espace possible. Les chariots formaient autour d’eux une espèce d’enceinte, et de vingt yards en vingt yards on avait allumé de grands feux. Je ne parle pas des sentinelles, qui se relevaient toutes