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ce qu’il avait de favorable à ses sentimens, qu’elle est habituée à priser plus que ses intérêts. Or il y avait, d’après le traité de Vienne, un royaume de Pologne, non pas uni et incorporé à l’empire de Russie, mais gouverné par l’empereur de Russie et héréditaire dans sa maison, gouverné selon des lois et des institutions différentes des lois et des institutions moscovites. Ce royaume avait une constitution représentative, des assemblées délibérantes. C’était cette existence distincte, sans être indépendante, que la chambre des députés réclamait pour la Pologne. C’était la Pologne de 1815 qu’elle revendiquait, non point contre les traités, mais selon ces traités, car c’était cette Pologne de 1815 que la Russie avait détruite et qu’elle ne voulait pas voir revivre.

Je ne me dissimule pas qu’avec la manie d’unité qui possède en ce moment beaucoup de publicistes, on me dira que cette combinaison d’un royaume de Pologne uni à l’empire de Russie était impossible, comme contraire à la logique. Je respecte beaucoup la logique, elle a ses jours dans l’histoire ; mais il y a des peuples qui ont vécu pendant longtemps en flagrant état d’inconséquence, et qui n’en allaient pas plus mal pour cela. Qu’y a-t-il par exemple de plus inconséquent que l’état de la Suisse ? Trois langues différentes, deux religions opposées réunies en confédération et faisant un état et même une nation. Qu’y a-t-il même de plus inconséquent que la tolérance religieuse, qui met à côté l’une de l’autre les croyances les plus contraires et leur ordonne de vivre en paix ? L’uniformité de lois, d’institutions, de croyances, peut plaire à la logique ; la diversité plaît à l’histoire. Il peut y avoir des lois et des institutions différentes dans le même empire. La Hongrie revendique ses lois et ses institutions particulières. Beaucoup de personnes approuvent cette revendication, que l’Autriche combat au nom de l’unité de l’empire d’Autriche. L’Autriche cédera peut-être sur ce point et sur d’autres ; elle sacrifiera la logique de l’empire un et indivisible au soin de sa conservation, et elle aura raison. N’acceptait-elle pas au traité de Villafranca l’idée d’une Vénétie soumise à l’empereur d’Autriche, mais nullement incorporée à l’empire d’Autriche ? Le roi de Hollande n’est-il pas grand-duc de Luxembourg sans que le Luxembourg fasse partie de la Hollande ? Au traité de Paris de 1856, l’Europe ne réclamait-elle pas pour les chrétiens d’Orient des garanties contre l’administration turque, créant ou plutôt reconnaissant ainsi dans l’empire turc plusieurs nationalités distinctes de la nationalité turque ? Le sultan, même avant le traité de 1856, ne reconnaissait-il pas, quoique de mauvaise grâce, je l’avoue, l’autonomie des principautés du Danube ? Inconséquences que tout cela ! dira-t-on ; oui, mais inconséquences qui font vivre les peuples plus à leur guise, qui satisfont à leurs sentimens nationaux, à leurs mœurs, à leurs habitudes. Ils étoufferaient sous l’unité, ou plutôt ils la secoueraient comme un joug odieux ; ils respirent sous la diversité de lois et d’institutions tempérées par l’unité du souverain.

En quoi en effet le royaume de Pologne, avec sa constitution séparée,