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mais il a aussi son essence. Il se manifeste au dehors par une multitude indéfinie d’effets et de qualités, mais toutes ces manières d’être sont les suites ou les œuvres de sa nature intime. Il y a en lui un certain fonds caché, seul primitif, seul important, sans lequel il ne peut ni exister ni être conçu, et qui constitue son être et sa notion. Selon les logiciens idéalistes, on démêle cet être en consultant cette notion, et l’idée décomposée met l’essence à nu. Selon les logiciens classificateurs, où atteint cet être en logeant l’objet dans son groupe, et on définit cette notion en nommant le genre voisin et la différence propre. Les uns et les autres s’accordent à croire que nous pouvons saisir l’essence. Ils appellent définitions les propositions qui la désignent, et décident que le meilleur de notre science consiste en ces sortes de propositions.

— Au contraire ces sortes de propositions n’apprennent rien ; elles enseignent le sens d’un mot, et sont purement verbales[1]. Qu’est-ce que j’apprends quand vous me dites que l’homme est un animal raisonnable, ou que le triangle est un espace compris entre-trois lignes ? La première partie de votre phrase m’exprime par un mot abréviatif ce que la seconde partie m’exprime par une locution développée. Vous me dites deux fois la même chose, vous mettez le même fait sous deux termes différens : vous n’ajoutez pas un fait à un fait, vous allez du même au même. Votre proposition n’est pas instructive. Vous pourriez en amasser un million de semblables, mon esprit resterait aussi vide ; j’aurais lu un dictionnaire, je n’aurais pas acquis une connaissance. Au lieu de dire que les propositions qui concernent l’essence sont importantes, et que les propositions qui concernent les qualités sont accessoires, il faut dire que les propositions qui concernent l’essence sont accessoires, et que les propositions qui concernent les qualités sont importantes. Je n’apprends rien quand on me dit qu’un cercle est la figure formée par la révolution d’une droite autour d’un de ses points pris comme centre ; j’apprends quelque chose lorsqu’on me dit que les cordes qui sous-tendent dans le cercle des arcs égaux sont égales, ou que trois points suffisent pour déterminer la circonférence. Ce qu’on appelle la nature d’un être est le réseau des faits qui constituent cet être. La nature d’un mammifère carnassier consiste en ce que la propriété d’allaiter avec toutes les particularités de structure qui l’amènent se trouve jointe à la possession des dents à ciseaux ainsi qu’aux instincts chasseurs et aux facultés correspondantes. Voilà les élémens qui composent sa nature. Ce sont des faits liés l’un à l’autre comme une maille à une maille. Nous en apercevons

  1. Tome Ier, p. 128.