Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/574

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naturellement le roman américain qui trône en maître sur le navire. Divisé sur deux colonnes imprimées en caractères serrés, il fatigue tellement la vue que plus d’un voyageur, depuis le jour néfaste du départ jusqu’au jour si heureux de l’arrivée, n’a jamais fixé ses regards que sur une seule et même page. Sur le pont, l’Américain pensif mâche du tabac en silence. On a eu soin de disposer à son usage d’immenses et nombreux appareils d’une forme particulière, rappelant des moules à pâtés gigantesques, et qui permettent aux Yankees de se livrer à leur goût singulier sans souiller la netteté du parquet.

Le dimanche, on célèbre le service divin. La ferveur est quelquefois si grande, ou, si l’on veut, le besoin de satisfaire à l’habitude est si impérieux, qu’on a vu sur le Golden-Gate, en l’absence du ministre protestant, une partie des passagers demander à un prêtre catholique de faire un sermon religieux, Celui-ci prêcha en espagnol, qu’il parlait mieux que l’anglais, et tout l’équipage vint l’entendre. Tous, passagers, marins et officiers du bord, l’écoutèrent attentivement. Les trois quarts d’entre eux cependant ne comprenaient rien à ce discours. C’est surtout à bord de ces vapeurs que l’on peut apprécier de quel degré de patience et de résignation est capable l’Américain. Dans un des voyages du Sonora, de Panama à San-Francisco, en 1859, comme il y avait beaucoup plus de personnes embarquées que ne le permettaient les aménagemens du navire, un grand nombre de passagers se virent condamnés à coucher sur les tables et les canapés du salon. Pas un ne songeait à se plaindre. Ils attendaient tranquillement dix heures du soir pour commencer un sommeil souvent troublé par les mouvemens du navire, et le matin, dès quatre heures, ils quittaient leur lit improvisé pour permettre aux gens de service de nettoyer la salle. Le passage fut assez long et pénible, car la tempête s’en mêla. Tous ces dignes Yankees n’en signèrent pas moins un acte public de remercîment que les passagers adressèrent au capitaine pour la bonne direction du navire pendant la bourrasque. Ce calme stoïque des Américains contraste singulièrement avec la mauvaise humeur des passagers étrangers. Ceux-ci, au nombre de quatre ou cinq, font quelquefois plus de bruit par leurs plaintes, leurs cris ou leurs disputes, que tous les Américains du bord réunis. C’est le vin qui est mauvais, l’eau trouble ou point assez fraîche ; c’est la glace qui manque, c’est le service qui se fait mal partout. L’Américain au contraire ne réclame rien, et pense que, si l’on ne fait pas mieux, c’est probablement parce qu’on ne peut mieux faire.

On va de San-Francisco à Panama en douze ou quatorze jours, et cette distance est de 3,250 milles marins, soit 1,080 lieues. Les escales ne sont ni nombreuses ni longues. On s’arrête quelquefois sur la côte du Mexique, à Manzanillo, pour prendre des lingots d’argent, et toujours à Acapulpo, où l’on embarque du charbon et des vivres frais, où l’on prend aussi des passagers. Ces derniers sont souvent des fugitifs de l’un ou l’autre camp des troupes mexicaines. On sait que les révolutions intestines sont passées à l’état chronique