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ardente, affaibli par des crachemens de sang que rien ne pouvait diminuer, il soulevait son pauvre corps malade, donnait des ordres, veillait à l’organisation de tous les services, dictait des lettres, retombait épuisé pour se relever aussitôt, et quand nous lui disions, avec une insistance qu’autorisait l’amitié : « Mais, général, attendez un peu pour partir, » il nous répondait : « Nous nous embarquons aujourd’hui à quatre heures. » Jamais énergie mieux forgée n’anima un corps aussi frêle, et j’ai pu me convaincre, en vivant près de lui, qu’aucune souffrance n’est capable de l’arrêter. Le sentiment du devoir, élevé à sa plus haute puissance, lui permet de vaincre une affection renaissante et terrible ; il lui apprend à porter ses souffrances avec la sérénité que d’autres mettraient à porter leur joie, à risquer impitoyablement sa vie chaque jour dans les secrets combats de lui-même contre son propre mal. Ceux qui l’aperçoivent s’étonnent de sa délicatesse, que démentent tant d’actions vigoureuses ; ceux qui vivent près de lui l’aiment et l’admirent, car il est rare de rencontrer une telle douceur unie à un si grand courage. Cette taille haute et svelte, ce jeune visage pâli par la souffrance, d’une élégance chevaleresque, où brillent des yeux profonds, humides et rêveurs, inspirent une sympathie à laquelle on s’abandonne invinciblement. Ainsi que le cheval arabe, dont il à la grâce et l’ardeur, il semble né pour entendre « frapper la poudre. » Sa bonté, son courage, ses actions d’éclat l’ont rendu extrêmement populaire, les soldats l’idolâtrent, et quand il passe, ils le suivent encore des yeux que déjà on ne le voit plus. Malgré sa jeunesse[1], il a conquis, à force de valeur et de sacrifices, une position enviable ; les armées de l’indépendance des peuples savent qu’elles ont en lui un général qui a fait ses preuves et sur lequel on peut compter ; la Hongrie lui doit une reconnaissance sans bornes, car il a élevé haut en Europe le renom des hommes de sa race : plus que tout autre, il a cimenté l’alliance italienne et hongroise ; par lui, les deux nations ont communié dans le sang versé pour la même cause. Demandez aux Italiens ce que c’est que la Hongrie, ils répondront : C’est Türr ; — demandez aux Hongrois ce que c’est que l’Italie, ils répondront : C’est Garibaldi. Ces deux noms paraissent désormais inséparablement liés.

Depuis 1848, le général Türr n’a combattu que pour la liberté des nations. Lors de la guerre de Crimée, il avait été chargé de je ne sais quelle mission sur les bords du Danube pour le compte de l’Angleterre, au service de laquelle il était entré en qualité de colonel.

  1. Türr Istevan (Etienne) est né le 10 août 1824, à Baja, dans le comitat de Baco-Bodrog.