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en voiture jusqu’au port, où nous attendait une lancia. Au fond de l’embarcation, sur un matelas, le général s’étendit, grelottant la fièvre et de sa main débile cachant ses yeux, que la lumière offusquait. Nous prîmes place sur les bancs à l’abri d’un tendelet, nos dix rameurs saisirent les avirons, quelques gens debout sur les quais nous crièrent adieu, et nous partîmes. Nous longions la côte de près pour éviter les courons, qui sont rapides, et le vent, qui fraîchissait ; nous allions ainsi vers le Phare, où nous devions nous arrêter pendant quelques minutes pour que la général pût donner et renouveler des ordres. Le soleil était déjà couché et le crépuscule tombé lorsque nous y arrivâmes ; la nuit venait, on allumait des feux sur le rivage, plein de tumulte et de rumeurs ; les barques pressées se heurtaient, poussées par le courant. Trois steamers laissaient échapper leur vapeur avec ces sifflemens aigus qu’on prendrait pour les cris d’un aigle gigantesque ; les officiers couraient après leurs soldats, qui étaient partis à la recherche de quelque cantine où l’on pût boire un verre de sambucco. Les chevaux qu’on traînait sur le sable humide, vers les pontons atterris, hennissaient, se cabraient, se mordaient entre eux et parfois s’échappaient avec quelques belles ruades, Des tambours battaient le rappel, les trompettes sonnaient l’assemblée, les capitaines s’égosillaient à appeler leurs hommes, les lieutenans en faisaient autant, et les fourriers, et les sergens, et les caporaux aussi ; ceux qui ne parlaient pas criaient, ceux qui ne criaient pas chantaient, et tout le monde jurait. Dès que nous eûmes terminé ce que nous avions à faire, nous nous éloignâmes vite de cette Babel, et, coupant à travers le détroit, nous nous dirigeâmes vers la Calabre. Nos rameurs étaient fatigués, le vent soufflait contre nous, et ils maniaient sans énergie leurs pesans avirons. Parfois le général leur jetait un encouragement : « Allons, voguons, mes enfans ! » Les matelots le répétaient, s’excitaient par une ou deux paroles, donnaient quelques vigoureux coups de rame et retombaient dans leur mollesse. Nous étions immobiles et silencieux, enveloppés de nos manteaux, appuyés contre les plats-bords et lassés de la lenteur de nos mariniers, car celui que nous accompagnions souffrait, et nous sentions qu’il aspirait vers un lit avec l’impatience nerveuse de ceux que le mal travaille. Tout à coup l’un de nous, se retournant, s’écria : « Tiens ! voilà une frégate napolitaine qui nous donne la chasse ! » La plaisanterie eut un succès prodigieux : les marins se penchèrent sur leurs rames, et avec des han ! profonds les poussèrent dans les flots ; debout, courbés en avant, n’osant pas tourner la tête, ils imprimaient à la barque une vitesse sans égale. Jamais marsouin poursuivi par un squale ne fit de bonds pareils à ceux de notre lancia ; elle sautait sur la mer, faisant jaillir autour d’elle des