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de nos soldats, campés sous les arbres, reluisaient aux dernières lueurs du jour pendant que les hommes, arrachant les fougères par brassées, se préparaient un gîte pour la nuit. La route fait un coude, se jette brusquement à gauche, et nous entrons dans une sorte de faubourg qui nous mène à Palmi.


II

Nous n’y restâmes pas longtemps, car la nouvelle se confirmait que nous étions attendus à Monteleone, où l’ennemi, appuyé d’un petit château fort, profitant de la plaine pour développer sa cavalerie et son artillerie, dont nous manquions absolument, pourrait nous attendre à l’issue des montagnes et nous rejeter dans le pays que nous venions de parcourir. La prudence la plus élémentaire invitait donc à prendre des précautions, et nous dûmes, le colonel Téléki et moi, repartir pour Bagnara, afin d’activer la marche de la brigade Eber ; quant au général Türr, il demeurait naturellement près de Garibaldi. Vers dix heures du soir, après un copieux dîner qui nous fut offert par un des riches négocians de la ville, — à la guerre, les repas se suivent et ne se ressemblent pas, — nous descendîmes vers la marine. Quelle route ! en pente rapide, autrefois dallée de larges pierres plates qui se sont usées ou soulevées et contre lesquelles le pied butte à chaque pas, sombre, sous des arbres qui ne laissent même pas arriver jusqu’à elle cette obscure clarté qui tombe des étoiles et dont le Cid a parlé, faisant mille détours qui, dans les ténèbres, nous jetaient tout à coup contre un talus ou contre une haie armée d’épines ! On croyait mettre le pied sur une ombre projetée, on le mettait dans un trou ; notre fatigue se doublait de la nuit, qui nous faisait aveugles. Au bout de trois quarts d’heure de ce supplice, nos fronts ruisselans et nos pieds meurtris témoignaient que nous ne l’aurions pas supporté encore bien longtemps. Nous nous assîmes sur le rivage, près d’une masure, et pendant une demi-heure nous attendîmes la barque qu’on avait donné ordre de préparer pour nous ; elle arriva enfin, et je m’y couchai à moitié, enveloppé dans une grosse capote de matelot, car j’avais sottement oublié mon burnous à Bagnara. Nos quatre rameurs, debout, poussèrent leurs avirons, et nous partîmes.

Nous longions les hautes falaises de la côte, au pied desquelles les flots semblaient aboyer contre nous comme des chiens embusqués derrière les récifs. Au loin nous entendions, sans le voir, un pêcheur qui chantait en jetant ses lignes. L’air était frais et doux à la fois ; Sandor Téléki et moi, nous causions : de la guerre ? de Garibaldi ? des batailles possibles ? de Messine ? de Naples ?… Non pas, mais de Paris, de ce que nous avions laissé, de nos amis, de ceux qui