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pensaient à nous et qui, dans cette minute même, inquiets et troublés, se disaient peut-être : « Où sont-ils ? » Puis, la pente de la causerie nous entraînant, nous remontâmes plus haut dans le temps, vers l’époque où la Hongrie combattit si admirablement pour cette liberté que je ne sais plus quel poète a appelée la grande ingrate ! J’écoutais mon compagnon ; il me racontait la vie de sa jeunesse quand il était libre, grand chasseur et grand seigneur en Transylvanie, puis la guerre de l’indépendance durant laquelle il fut chef de l’état-major du général Bem, l’un des hommes de guerre de ce siècle, puis la capitulation de Görgey, trahison honteuse d’un Magyar vaniteux qui avait en horreur les tendances égalitaires de la révolution, puis l’emprisonnement dans la forteresse d’Arad, la condamnation à mort, l’évasion, la fuite, l’arrivée en Turquie en haillons, pieds nus, l’hospitalité des pachas pour ces glorieux fugitifs que deux grands empires et la trahison seuls avaient pu vaincre ; enfin la vie de l’exil, vie errante, inquiète, pleine de trouble, de défaillances et d’espoirs tenaces qui si souvent sont démentis par la réalité. — Pendant qu’il parlait, les heures fuyaient et la route aussi, car je me trouvai tout à coup, au moment où sonnait une heure du matin, près d’une belle grève derrière laquelle brillaient quelques lumières : c’était Bagnara.

Nous passâmes par-dessus les soldats couchés et endormis sur le sable, nous communiquâmes au brigadier Eber les ordres dont nous étions porteurs, et à quatre heures, au petit point du jour, la brigade se mettait en marche. Nous refîmes donc à cheval et au soleil levant la route que la veille nous avions parcourue en voiture et aux dernières heures du jour ; elle s’éclairait de lumières blanches au lieu de refléter des lueurs rouges, mais elle était tout aussi belle. Quel paradis perdu que ces Calabres ! quelles ressources, quelle richesse, quelle forte race ! Rien n’y manque, ni l’eau, ni la terre, ni le soleil, ni les hommes. Par quel gouvernement malsain ce pays a-t-il donc toujours été systématiquement écrasé pour qu’il soit si pauvre et si dénué ? La route, route carrossable et large, que nous foulons aux pieds, et qui va de Naples à Reggio, n’existe que depuis quarante ans à peine ; auparavant on allait comme on pouvait, à travers champs, à travers des torrens, des sentiers, des gués, des montagnes et des plages, à dos de mulet. Des villes, on ne connaissait que celles du littoral, où l’on abordait facilement en bateau ; quant à celles de l’intérieur, nul ne se hasardait à les visiter : elles étaient reléguées dans leur isolement comme des pestiférés en quarantaine. « Je n’ai trouvé dans le pays aucune imprimerie, il n’y en a point dans les Calabres, » écrivait Masséna au roi Joseph[1] ;

  1. Mémoires et Correspondance politique et militaire du roi Joseph, t. III, p. 157.