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s’inquiétant peu de savoir s’il était seul ou escorté, courant là où on l’attendait, contraignant à force d’activité les destinées à s’activer elles-mêmes, ne s’arrêtant guère que pour recueillir un renseignement, pour donner un ordre, pour écrire un billet, et repartant à toute vitesse vers sa destination, que lui seul connaissait. Ses officiers d’état-major couraient à perdre haleine, crevaient leurs chevaux pour le rattraper, et quand enfin ils l’avaient rejoint à son gîte de la nuit et qu’ils croyaient pouvoir se reposer pendant quelques instans, ils apprenaient qu’il venait de repartir, et que déjà il était loin. On n’a compris que plus tard le motif de cette inconcevable rapidité : soulevant l’insurrection partout où il apparaissait, Garibaldi voulait arriver à Naples sans avoir fait verser une goutte de ce sang italien qui lui est si cher, et il y a réussi.

La nuit durait encore lorsqu’à travers les ténèbres nous reprîmes notre route, escortés par un guide. Près de nous, dans la double obscurité des arbres et de la nuit, des fantômes blancs passent silencieusement : ce sont les femmes de Pal mi qui vont porter des vivres aux campemens militaires établis autour de la ville ; elles vont comme des ombres, sans bruit, se glissant le long des talus pour fuir les guides qui nous escortent, et leur jettent parfois quelques mots d’une galanterie trop épicée. Le jour se lève verdâtre et encore mal triomphant des derniers voiles de la nuit, quand nous arrivons à une large plaine nue, où se hérissent les tiges des maïs coupés. Trois ou quatre feux y flambent, hauts et clairs, mais impuissans à chasser la brume grise qui s’élève lentement des marais voisins. Ces soldats, rangés en cercle, grelottent pendant l’appel, car la nuit a été froide et d’une humidité pénétrante qui a glacé leur chair. Les fanfares résonnent, on se sent plus joyeux, les yeux demi-clos encore s’ouvrent tout à fait ; l’avant-garde file à son poste au pas de course, nous prenons la tête de la colonne auprès du brigadier Eber ; les clairons jettent dans l’espace des notes rauques qui signifient : marche ! et nous partons.

Plus de montagnes, la plaine partout et à notre gauche la mer, qui s’arrondit dans le golfe de Gioja et se replie à l’horizon au cap Vaticano. À notre droite, derrière les haies plantureuses qui bordent la route, la plaine s’étend à perte de vue, humide, malsaine, tourbeuse et hantée sans doute à l’automne par les pâles fées de la mal’ aria. Un pont traverse un cours d’eau à moitié bu par l’été, et qu’on appelle emphatiquement dans le pays le fleuve Marro : la Normandie n’en voudrait pas pour rigole. Tel qu’il est cependant, laissant égoutter ses minces filets limpides à travers les cailloux, il nous donne un peu à boire et nous montre de jolies rives où tremblent des tamarix. Nous marchons résolument sous le soleil, qui brûle nos visages et mord nos mains. De temps en temps on fait