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on a encastré des bas-reliefs recueillis parmi les débris échappés à l’engouffrement d’autrefois : ils représentent des princes normands, des Humfroy, des Robert Guiscard, vêtus de la chemise de mailles, agenouillés et mains jointes ; à côté, je vois deux sculptures peu chrétiennes figurant je ne sais quels Amours, trouvés sans doute dans les ruines de quelques villes du vieux Brutium, ou arrachés à Hipponium, dans le temple de Proserpine, dont le comte Roger donna les colonnes à l’abbaye de Mileto. Les a-t-on mis là comme un simple ornement, ou pour prouver que la religion romaine, en donnant asile aux restes de toutes les croyances sur lesquelles elle s’est fondée, mérite bien son nom de catholique ? Je ne sais.

Nous étions au 27 août, et deux jours auparavant cette odieuse ville de Mileto avait été le théâtre d’une tragédie terrible. Le 15e régiment de ligne napolitain, revenant de Villa-San-Giovanni, avait campé sur la place et dans les rues ; ses officiers le conduisaient, mais les troupes indisciplinées murmuraient, voyant avec terreur s’allonger devant elles les fatigantes étapes, dont la dernière ne devait être que Naples, et, répudiant le métier de soldat, demandaient sourdement à être renvoyées libres, en congé illimité. Les officiers découragés ne répondaient rien, ou répondaient qu’ils étaient eux-mêmes contraints d’obéir à des ordres supérieurs. Le général Briganti arriva sur ces entrefaites, à cheval, suivi d’un seul domestique. Les soldats, en le reconnaissant, crièrent : « À mort ! à mort ! chez nous ! chez nous ! » Briganti passa outre, sans s’arrêter à ces clameurs. Il avait déjà franchi le village et se trouvait sur la route de Monteleone, quand il tourna bride et revint sur ses pas. Qui le ramenait ? La volonté de faire tête à l’orage et de calmer une sédition militaire qui pouvait, en éclatant, amener le pillage de la ville ? ou plutôt cette invisible et invincible main qui pousse les hommes vers les destinées qu’ils doivent accomplir ? Je ne sais, mais il revint. Dès qu’il parut, les cris recommencèrent, et les menaces aussi, plus violentes encore. Il était sur la place, devant un grand hangar qui sert d’écurie à la poste. Il s’arrêta et voulut parler ; deux coups de feu abattirent son cheval, qui roula dans la poussière. Le domestique épouvanté prit la fuite. Les officiers impassibles n’essayaient même pas de calmer leurs hommes. Le général Briganti se releva et alla droit aux mutins, avec courage et une grande sérénité. Il parla de son âge, leur rappela les soins paternels qu’il avait toujours eus pour eux ; il invoqua la discipline, sans laquelle les soldats ne sont plus que des bandits armés. La révolte hésitait et semblait près de s’apaiser, lorsqu’un sous-officier, s’approchant du général, lui dit : « Mes souliers sont usés, et je vais presque pieds nus ; toi, tu as de trop belles bottes ! » et il lui tira un coup de fusil à bout portant. Plus de cinquante balles lui furent encore envoyées.