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la route est ouverte aux flancs d’une montagne dont elle suit les rampes irrégulières. Aux pâles clartés de la lune, qui jette devant nous les ombres bizarres des arbres et des rochers, le pays paraît très beau ; il me semble que les oliviers et les mûriers y abondent, entrelacés avec des vignes. Vers onze heures nous passons au-dessus d’un gros amas de maisons couchées sur le rivage, et d’où sortent des clartés vacillantes ; c’est Pizzo, où nous descendons, pendant que la brigade continue sa route.

Pizzo me semble une ville en cascade, tant la pente de ses rues est raide et coupée d’angles subits ; sur les dalles luisantes, nos chevaux glissent et font des écarts tels que nous prenons le parti de les conduire à la main : rues étroites, maisons hautes, place biscornue où coule une fontaine autour de laquelle les chevaux se battent à qui boira le premier et le plus longtemps. À grand’peine, dans la nuit et à travers un dédale de ruelles, nous découvrons la demeure du syndic ; il faut insister beaucoup et même menacer un peu pour obtenir le sac d’avoine dont nous avons besoin, avant toute chose, pour réconforter nos chevaux harassés. On nous promit de nous l’envoyer dans une heure, plus tôt même, à notre campement ; mais nous n’en voulûmes démordre, et bon gré, mal gré, nous eûmes notre sac, que Sandor Téléki chargea virilement sur ses arçons. Je soupçonne la ville de Pizzo de n’être point de complexion fort libérale ; cela peut s’excuser lorsqu’on pense aux immunités considérables que les Bourbons, de Naples lui ont accordées et maintenues depuis leur restauration. La capture accidentelle de Murat, « le beau roi, » amena sur la ville une nuée de grâces royales que notre expédition devait égalitairement faire évanouir. J’aurais aimé, si j’en avais eu le loisir, à visiter les lieux où s’accomplit la sinistre aventure du 13 octobre 1815. Certes Murat n’était point fort intéressant, mais ses côtés chevaleresques et essentiellement gaulois lui méritent une grande indulgence. Un de ses derniers mots m’a toujours touché profondément, car j’y retrouve l’homme tout entier : « Tirez à la poitrine, et respectez le visage ! » Sa tentative fut ridicule, comme toutes les hardiesses avortées. Un autre, qui trouva pour une meilleure cause une mort horrible sur les côtes de l’Italie méridionale, savait bien, avant de se jeter dans son expédition folle à force de générosité, que pour être absous il faut réussir. Pisacane, qui fut un grand cœur, et qui, blessé, désarmé, après s’être loyalement rendu, fut assommé à coups de bâton et déchiré à coups de fourche comme un loup enragé, écrivant son testament avant de partir, disait[1] : « Je suis persuadé

  1. Voyez le testament de Carlo Pisacane, daté de Gênes, 24 juin 1857, et publié dans le Journal des Débats du samedi 25 juillet 1857.