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que si l’entreprise réussit, j’obtiendrai les applaudissemens universels ; si je succombe, le public me blâmera, on m’appellera fou, ambitieux, turbulent, et ceux qui, ne faisant jamais rien, passent leur vie à critiquer les autres examineront l’œuvre minutieusement, mettront à découvert mes erreurs, et m’accuseront d’avoir échoué faute d’esprit, de cœur et d’énergie. » Pauvre Pisacane ! quels regrets toujours saignans il a laissés dans le cœur de ceux qui l’ont connu ! Sans cesse j’ai entendu parler de lui par les hommes les plus éminens de l’Italie nouvelle ; un de nos généraux, mettant pied à terre à Sapri avec ses troupes, s’évanouit en prononçant le nom de Pisacane, car c’est là qu’il avait débarqué en appelant le peuple aux armes. Dans son testament, il résumait toutes ses théories politiques par deux mots : liberté, association. Quelle est la grande idée religieuse, politique ou morale qui n’a pas eu ses martyrs ? Pourquoi trop les regretter ? N’est-ce pas leur sang versé et le souvenir de leur abnégation qui ont fait la route moins difficile à ceux qui viennent après eux pour continuer et achever leur œuvre ? On oublie les intérêts momentanément compromis par ceux qu’on appelle des fous et des utopistes pour ne plus se rappeler que les souffrances expiatoires qu’ils ont endurées ; la captivité légendaire de Sainte-Hélène a été pour beaucoup dans l’éclosion du second empire, et la défaite de Novare est la mère de la victoire de Solferino. C’est peut-être le long supplice de Venise qui sauvera définitivement l’Italie.

Quand, vers une heure du matin, nous arrivâmes au campement, situé à droite de la route, dans un bois d’oliviers appuyé contre une petite colline, les hommes dormaient ; les chariots de bagages, rangés sur une seule ligne, s’étendaient sur la lisière d’un champ que côtoyait un sentier bordé de haies vives. La lune avait quitté l’horizon, et le ciel fleuri d’étoiles semblait sombre dans ses profondeurs. Tout était calme ; on n’entendait d’autre bruit que celui des chevaux broyant leur avoine et des bœufs mangeant des tiges vertes de maïs, puis ça et là la plainte confuse de quelque soldat qui parlait en rêvant. Je me couchai sur la terre nue, la tête sur ma selle, emporté bien loin du temps présent par mes souvenirs vers l’époque heureuse où, jeune, ayant fait de ma vie une expansion d’indépendance, je dormais en plein air sur les sables encore tièdes de la chaleur du jour, pendant que les dromadaires ruminaient non loin de moi, et que les chameliers veillaient en attisant le feu pour éloigner les animaux féroces qui hantent les déserts. Il y a dans cette existence, malgré les fatigues qu’elle comporte, je ne sais quoi de sain et de fortifiant, de hardi et d’imprévu, qui charme et complète notre être. L’homme est ainsi fait que souvent le moment présent lui