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et de genres distincts. Qu’on suive sur une carte la distribution géographique des ours, des chats, des ruminans à cornes creuses, des gallinacés, des canards ou de toute autre famille[1] : on prouvera, avec tout autant d’évidence que peuvent le faire pour les langues humaines n’importe quelles recherches philologiques, que le grondement des ours du Kamtchatka est allié à celui des ours du Thibet, des Indes orientales, des îles de la Sonde, du Népaul, de Syrie, d’Europe, de Sibérie, des États-Unis, des Montagnes-Rocheuses et des Andes. Cependant tous ces ours sont considérés comme des espèces distinctes, n’ayant en aucune façon hérité de la voix les unes des autres. Les différentes races humaines ne l’ont pas fait davantage. On peut en dire autant du rugissement et du miaulement des chats d’Europe, d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique[2], et du mugissement des bœufs, dont les espèces sont si largement dispersées sur presque tout le globe. Tout ce qui précède est encore vrai du caquetage des gallinacés[3], du cancanage des canards, aussi bien que du chant des grives, qui toutes lancent leurs notes harmonieuses et gaies chacune dans son dialecte, lequel n’est ni le dérivé ni l’héritier d’un autre, bien que toutes chantent en grivien[4]. Que les philologues étudient ces faits, qu’ils apprennent en même temps combien sont indépendans les uns des autres les animaux qui emploient des systèmes d’intonations aussi étroitement alliés, et s’ils ne sont pas absolument aveugles à la signification des analogies dans la nature, ils en arriveront eux-mêmes à douter de la possibilité d’avoir confiance dans les argumens philologiques employés à prouver la dérivation génétique. »

Les linguistes accepteront-ils l’arrêt porté par Agassiz au nom de la doctrine qui déclare les hommes créés par nations ? C’est à eux de répondre, et la réponse est facile à prévoir. Il va sans dire que pour notre part nous protestons contre une assimilation semblable. Si, comme nous l’avons fait au début de ce travail, on doit reconnaître que les animaux se servent de leur cri pour traduire des impressions et des sentimens, on ne doit pas oublier pour cela combien sont rudimentaires les procédés mis par la nature à leur disposition. Ces cris peuvent tout au plus se comparer aux interjections que la joie ou la terreur, le plaisir ou le désespoir, l’amour ou la rage arrachent à tous les hommes, et qui se ressemblent à bien peu près chez tous les peuples, aux signaux résultant d’une simple émission de sons et

  1. Tous ces noms sont pris ici dans l’acception générale qu’ils ont en zoologie. Chacun des groupes indiqués par Agassiz renferme un grand nombre de genres et d’espèces.
  2. Le groupe des chats, dont parle Agassiz, comprend les lions, les tigres, les jaguars, etc.
  3. Cet ordre, de la classe des oiseaux, renferme les coqs, les faisans, etc.
  4. Agassiz a souligné lui-même l’expression que j’ai cherché à traduire littéralement. Il avait le premier fait le néologisme que je suis forcé d’imiter.