Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/712

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

jeune par les années, si rompu à toutes les luttes de l’esprit, si éprouvé dans son âme, et devenu, à l’âge où tout sourit, un de ces amans irrités de la douleur, un de ces êtres visités par la déception, qui ont écrit pour des générations encore vivantes le poème de la mélancolie et du deuil intérieur. Le temps est passé, je le sais bien, où ce poème émouvant parlait à tous les cœurs. Il y a des saisons dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, et ce n’est plus maintenant la saison de la mélancolie. Notre siècle s’est guéri de ce mal ; il ne s’ennuie plus, il ne se perd plus dans les nuages de la rêverie ou dans les subtiles inquiétudes de la passion. Il est devenu positif, et ce n’est pas lui qui se laisserait bercer à l’éternelle histoire des tourmens intérieurs. Si le brave Werther était encore de ce monde, il ne serait pas dévoré par ce ver rongeur qui le rendit impropre à la vie, il ne se tuerait pas, ou s’il se tuait et si ses aventures nous étaient contées, on le tiendrait pour un lamentable et pointilleux insensé qui ne sait pas prendre l’existence et qui est fort morose dans ses discours. René ne se complairait plus à dépeindre les orages désirés qui devaient l’emporter. Ce sont des personnages de l’autre monde, et cependant ils ont vécu, et pour bien des hommes de leur génération ils ont été des frères. Il y eut un jour où ce poème tout pénétré de la tristesse moderne, et dont les héros s’appellent René, Werther, Child-Harold, Obermann, Ortis, faisait frissonner tous les cœurs. Ce n’était pas la conception chimérique et maladive de quelques imaginations jetées en dehors de toute réalité. C’était l’expression vivante et fidèle de ce qui se passait au plus profond de l’être moderne remué par l’effroyable tempête des événemens humains. C’est là, à vrai dire, la littérature, la poésie de la révolution française, vue, non en quelques dates précises et en quelques faits, mais dans son ensemble moral et dans ses mystérieux retentissemens. Le jeune héros de Goethe est comme le pressentiment vivant de cette révolution, il l’aspire avant qu’elle n’éclate ; Child-Harold la reflète dans son violent scepticisme, et Rolla lui-même, Rolla que nous avons connu, avec ses imprécations étincelantes et pensionnées, n’est que le dernier enfant de cette race.

Ce que Goethe fut à un moment de sa carrière en Allemagne par ce petit livre de Werther, ce que Byron fut en Angleterre, ce que furent bien d’autres personnages de l’esprit portant en eux-mêmes ce sentiment invincible de la tristesse des choses, Leopardi l’a été en Italie ; il a été le poète, le théoricien enflammé, dirai-je, du désespoir et du doute. Et quel homme fut réellement plus prédisposé par le malheur d’une destinée exceptionnelle, par les souffrances d’une nature individuelle violemment comprimée, à devenir un de ces types douloureux de la pensée moderne ? Quel homme eut à se