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me fait souvenir du si Pergama dextra ; la cause est si désespérée qu’il ne lui suffit pas d’un bon avocat, et cent ne lui suffiraient pas. C’est bon à dire que Plutarque et Alfieri aimaient Chéronée et Asti. Ils aimaient leur pays, et ils n’y restaient pas. De cette manière j’aimerai encore ma patrie quand j’en serai loin. C’est une bonne et douce chose que de se rappeler les lieux où s’est passée l’enfance. Il fait beau dire : « Là tu es né, là te veut la Providence. » Dites à un malade : « Si tu cherches à guérir, tu troubles la Providence ; » dites à un pauvre : « Si tu cherches à t’enrichir, tu te mets en lutte avec la Providence… » — Qu’y a-t-il donc à Recanati ? Aujourd’hui Dieu a fait le monde si beau, et les hommes ont fait tant de grandes choses, et il y a tant d’hommes, que celui-là n’est pas un insensé qui aspire à voir et à connaître. La terre est pleine de merveilles, et moi, à dix-huit ans, devrai-je dire que je vivrai dans cette caverne, que je mourrai où je suis né ? Croyez-vous que ce soient là des désirs injustes, extravagans ?… » Leopardi avait le malheur de vivre dans un monde où ses instincts d’enfant supérieur étaient peu compris, où tout était piqûre pour lui, et où, lorsqu’on le voyait s’enfermer dans la bibliothèque de son père, on le regardait en riant. Alors il s’irritait de se voir traité en enfant, de n’avoir pas même un compagnon de tous les jours à qui confier ses rêves : il se sentait étouffer dans cette atmosphère, et il se disait à lui-même, il écrivait à Giordani, oubliant Recanati : « Ma patrie est l’Italie, pour laquelle je brûle d’amour, et je rends grâce au ciel de m’avoir fait Italien ; » cri étrange, presque prophétique, retentissant dans une âme solitaire d’enfant, au milieu de l’Italie muette et divisée de 1817, au sein d’une petite ville inconnue de l’état de l’église !

L’air et l’espace, un horizon plus étendu, une atmosphère plus vivifiante, c’était là ce que demandait la nature élevée, délicate et ardente de Leopardi. Il s’agissait seulement pour lui de savoir comment se frayer une issue, quel moyen trouver, et ici commençait une lutte pleine de froissemens intimes, où la sévérité paternelle était la complice involontaire de cette œuvre de compression morale. Le père, le comte Monaldo Leopardi, n’était ni un cœur dur ni un esprit vulgaire et inculte ; il avait quelque littérature, il a même fait quelques ouvrages dans sa vie de gentilhomme de campagne. Il a illustré Recanati d’une histoire, sa bibliothèque était une des plus riches du pays ; mais c’était l’homme des vieilles opinions et des vieilles mœurs, naïvement imbu de son autorité de chef de famille, ingénument despote, n’ayant nulle idée du caractère de son fils et ne comprenant pas qu’on pût désirer autre chose que de vivre à Recanati, à moins d’être employé du gouvernement ou prélat. Le comte Monaldo Leopardi fît sans y songer un grand mal en laissant peser sur cet enfant d’une timidité