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sortir de cette crise de croissance comprimée qui dura plus d’une année, il écrivait lui-même à son ami Giordani : « J’ai cru longtemps que je devais mourir au plus tard d’ici à deux ou trois ans. Depuis huit mois, c’est-à-dire depuis que j’ai touché à ma vingtième année, j’ai pu m’apercevoir, sans me flatter et sans me rien dissimuler, ce qui serait impossible, qu’il n’y a point réellement en moi de raison nécessaire de mourir si vite, et qu’avec des soins infinis je pourrai vivre. Je pourrai vivre en traînant la vie par les dents, en me refusant la moitié de ce que peuvent faire les autres hommes, et toujours exposé au plus petit accident, au plus léger abus qui peut me tuer, parce qu’enfin je me suis ruiné par sept années d’étude insensée et désespérée à l’âge où la complexion se forme et s’affermit. Je me suis ruiné misérablement et sans remède pour toute la vie ; je me suis fait une apparence misérable dans toute cette grande partie de l’homme que le plus grand nombre considère seule et qui nous met en rapport avec le monde… » Leopardi n’aspirait qu’à sortir de Recanati, et il ne le pouvait ; il cherchait à se consoler dans l’étude, et l’étude était ce qui le tuait, et dans l’oisiveté forcée comme dans le travail mortel il buvait à longs traits « cette noire, horrible et barbare mélancolie » qui le lime et le dévore, bien différente de cette « douce mélancolie qui enfante les belles choses, plus douce que l’allégresse, qui est comme un crépuscule, tandis que l’autre est une nuit épaisse, un poison destructeur… » Et c’est ainsi que de cette crise obscure et poignante d’une enfance tourmentée il sortait viril par l’esprit, philologue éminent par instinct et par l’effort de l’étude, poète par l’imagination, penseur par la puissance de la réflexion solitaire, mais prématurément usé, dévoué à toutes les souffrances du corps, assombri par tous les dégoûts et jetant sur le monde un long regard désespéré.

Ainsi s’avançait dans la vie ce jeune homme, qu’un de ses plus fidèles amis, celui qui a vu sa dernière heure, Antonio Ranieri, peint en quelques traits. « Il était de taille moyenne, courbée et frêle, dit-il, d’un teint blanc tournant au pâle ; il avait la tête grosse, le front carré et large, les yeux bleus et languissans, le nez fin, les traits extrêmement délicats, la parole modeste et voilée, le sourire ineffable et presque céleste. » L’être physique chez Leopardi est le reflet de l’être moral, ou plutôt les deux ne font qu’un, exprimant la souffrance. On croit le voir apparaître au loin dans cette attitude tragique où il se représente lui-même, un jour où la douleur avait dépassé la mesure. « Je suis comme étourdi du néant qui m’environne, écrit-il à Giordani au mois de novembre 1819… Si en ce moment je devenais fou, je crois que ma folie serait de m’asseoir, les yeux étonnés, la bouche ouverte, les mains entre mes genoux, sans