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sourire, sans me plaindre, et sans me mouvoir autrement que par force. Je ne peux plus concevoir un désir, pas même celui de la mort : non que je la redoute, mais je ne vois plus de différence entre la mort et ma vie telle qu’elle est… C’est la première fois que l’ennui non-seulement m’opprime et me remplit de lassitude, mais me trouble et me déchire comme une douleur aiguë, et je suis si épouvanté de la vanité de toute chose, de la condition des hommes, de la mort de toutes les passions dans mon âme, que j’en suis hors de moi, considérant comme un néant mon désespoir lui-même… » Et celui qui parlait ainsi, ce Manfred d’une petite ville de la Marche, avait à peine vingt ans ! Il renonçait à toute espérance et s’asseyait sur la borne, n’appelant plus que la mort comme la suprême consolatrice.

Assurément, dans cette existence si courte, à l’aube de cette jeunesse désenchantée et flétrie, il y eut, il dut y avoir quelque jour moins sombre où la vie apparaissait comme une fête, avec ses illusions, ses rêves et ses espérances, avec ces deux chers compagnons de l’âme entrant dans le monde, le sentiment et l’enthousiasme ; mais ce jour, qui brilla en effet pour Leopardi, et qui était pour lui dans ses douleurs une amertume de plus, selon la parole de Dante, ce jour fut sans lendemain. Il y eut sans doute aussi un moment où cet esprit fatalement précoce subissait moins le tourment de la pensée et se reposait doucement dans une atmosphère de religion domestique et de croyances traditionnelles. Il avait commencé, comme on commence toujours, par croire naïvement et simplement : il avait même, encore enfant, conçu tout un plan d’hymnes chrétiennes ; mais ce moment fut court, et une circonstance servit peut-être à accélérer le déclin de la foi religieuse chez Leopardi, à le précipiter dans le plus amer scepticisme : je veux parler d’une de ces amitiés que, du fond de sa retraite, il noua avec quelques-uns des personnages célèbres de l’Italie. L’obscur enfant de Recanati, impatient de se répandre et subissant la fascination de l’esprit, s’était adressé à Pietro Giordani, comme à l’un des écrivains les plus renommés de la péninsule. Giordani avait été frappé de tant de génie et d’une si précoce science chez un enfant. Ce fut l’origine d’une amitié nouée par le hasard, suivie d’abord de loin, et resserrée bientôt par une connaissance mutuelle dans un voyage que Giordani fit à Recanati. Malheureusement Giordani était l’homme le moins propre à ce rôle de père spirituel qui s’offrait à lui. C’était un des écrivains les plus éloquens de l’Italie, un des plus habiles artistes de la langue. Il ne pouvait voir en Leopardi qu’un esprit à cultiver, une grande promesse pour l’Italie ; il ne voyait pas une âme à soutenir. Moine émancipé, il avait recueilli les idées du xviiie siècle, et sa pensée