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cette pauvreté suffit à intéresser les hommes là où tant d’édifices magnifiques sont vus d’un œil indifférent.

Ce qui charme Leopardi à Rome, ce n’est pas Rome même avec ses souvenirs et ses magnificences, c’est une société choisie d’hommes représentant en quelque sorte l’esprit de l’Europe ou la vraie science, et pour lesquels il était autre chose qu’un petit helléniste, — le savant Niebuhr, alors ministre de Prusse à la cour pontificale, M. Bunsen, le ministre de Hollande M. Reinhold, l’aimable et érudit bibliothécaire Angelo Maï. Le malheur est que, fêté, accueilli dans ce monde d’élite où il entre aussitôt comme un égal, Leopardi ne trouve pas ce qu’il cherche, une situation fixe et à demi indépendante par un emploi ou par le travail. Il a voulu la liberté ; mais cette liberté, il faut qu’il l’achète au prix de nouvelles épreuves, en trouvant au moins un moyen de subvenir à ses premiers besoins sans recourir à son père, qui consent bien à le laisser partir, pourvu qu’il se suffise à lui-même et ne demande rien. Son ambition n’est pas grande, elle se borne au strict nécessaire ; telle qu’elle est pourtant, elle n’est pas facile à satisfaire. Un emploi, il l’aurait eu peut-être, s’il avait voulu entrer dans la prélature ; il le pouvait comme noble, le cardinal Consalvi donnait quelque espérance. On lui aurait facilité un emprunt pour son début, et il y a un moment où il rit presque lui-même de sa figure de délégat de province. Au fond, il répugne visiblement à ce parti. « Ici tout est pour les prêtres et les frati, » dit-il découragé, et au bout du compte il épuise inutilement toutes les combinaisons. Il songe un instant à suivre quelque riche étranger, un Allemand ou un Russe ; il fait en passant le catalogue des manuscrits grecs de la bibliothèque Barberine ; il écrit quelque morceau de philologie dans les Éphémérides de Rome ; il s’engage presque à traduire pour le libraire de Romanis les œuvres de Platon, et s’il eût accompli son projet, l’Italie aurait eu une traduction du philosophe grec rivale de celles d’Allemagne et de France. Le pauvre Leopardi n’a point de chance vraiment. Il ne voit pas qu’il est à la fois trop faible et trop fier pour jouer avec la fortune. S’il ne veut aller s’enfouir de nouveau et pour toujours à Recanati, il n’a plus d’autre ressource que de chercher une demi-indépendance dans des travaux ingrats, sinon vulgaires, placé entre la nécessité qui le presse et la maladie qui ne lui laisse de temps à autre quelque intervalle de repos que pour ressaisir bientôt sa victime. Il fait des éditions de Cicéron, de Pétrarque, des chrestomathies.

C’est là sa vie désormais, à dater de son premier séjour à Rome, vie incertaine et occupée, partagée pendant quelques années entre Bologne, Florence et Recanati, entre le travail de ses éditions et le travail libre d’une imagination ardente, d’une pensée obstinée. À