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Bologne, il fut presque heureux un moment, vers 1826. Ce n’est pas qu’il fût dans l’abondance ; il avait une petite somme mensuelle que lui assurait le libraire Stella, de Milan, et il y ajoutait deux leçons qui lui donnaient dix écus par mois. Il vit ainsi très pauvre, nullement aimé des dieux, comme dit le poète grec, mais aimé des hommes et déjà recherché, dans un pays où le goût des choses de l’esprit est plus vif et plus répandu qu’à Rome ou dans la Marche d’Ancône. À Florence, il se trouve bientôt mêlé à ce mouvement de l’intelligence italienne qui faisait alors de la Toscane un rayonnant et paisible foyer, et qui avait en quelque sorte son expression dans l’Anthologie. Là se rencontraient, réunis par les liens du monde et de l’esprit, le libéral Gino Capponi, Niccolini, l’auteur de Jean de Procida, le vigoureux publiciste Forti, des réfugiés d’élite comme l’historien napolitain Colletta ; Manzoni paraissait dans ce monde brillant, et Giordani y venait souvent. C’est là que Leopardi connut Gioberti, qui n’était alors qu’un jeune prêtre inconnu. La vie du poète de Recanati n’est pas plus heureuse et surtout plus à l’abri des nécessités à Florence qu’à Bologne ; mais elle commence à sortir de l’obscurité, et elle correspond à l’essor viril de son talent comme au premier retentissement de son nom.

C’était le moment en effet où commençaient à se révéler en Italie les Canzoni et les Opuscules moraux de Leopardi, ces fragmens poétiques et ces dialogues où éclate la pensée ardente et sombre de l’homme, qui sont comme l’essence amère de son être, et qu’on ne comprendrait pas entièrement sans ces lettres où l’idéalité s’éclaire de tous les détails de la vie réelle. Ce qu’a dit, ce qu’a pensé Leopardi, a en quelque façon sa racine dans cette vie, dans ces lettres où il se dévoile, où il se peint et s’analyse lui-même avec une ingénuité inquiétante, et par le fait il ne dit rien dans ses vers ou dans ses dialogues moraux qu’il n’ait cent fois remué dans son esprit et commenté dans ses plus intimes confidences à ses amis, arrivant sans cesse au même résultat, au bord du même abîme. Quel est donc le dernier mot de cette pensée, qui prend à la fois la poésie et la philosophie pour complices ? On le sait presque déjà : le mystère de la vie humaine est l’obsession de Leopardi ; partout il voit le malheur et le désespoir maîtres du monde. L’homme est sous le poids d’une inexorable fatalité qui l’opprime et ne le laisse pas respirer. Il se crée à lui-même, pour se donner le change, de nobles et séduisantes chimères qu’il décore de noms magnifiques, qu’il appelle la vertu, la justice, la gloire, le bonheur, l’amour, et même quelquefois le progrès ; mais ce ne sont que des chimères. Il n’y a qu’une réalité, c’est le malheur, sous le joug duquel l’homme s’agite vainement en présence de l’indifférente et ironique sérénité