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on l’a reconnue vraie ; elle ne fait que résumer une somme d’observations ; elle lie deux données qui, considérées en elles-mêmes, n’ont point de liaison intime ; elle joint l’antécédent et le conséquent pris en général comme la loi de la pesanteur joint un antécédent et un conséquent pris en particulier ; elle constate un couple, comme font toutes les lois expérimentales, et participe à leur incertitude comme à leurs restrictions. Écoutez ces fortes paroles : « Je suis convaincu[1] que si un homme habitué à l’abstraction et à l’analyse exerçait loyalement ses facultés à cet effet, il ne trouverait point de difficulté, quand son imagination aurait pris le pli, à concevoir qu’en certains endroits, par exemple dans un des firmamens dont l’astronomie sidérale compose à présent l’univers, les événemens puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe ; et rien ni dans notre expérience, ni dans notre constitution mentale, ne nous fournit une raison suffisante, ni même une raison quelconque pour croire que cela n’a lieu nulle part. » Pratiquement, nous pouvons nous fier à une loi si bien établie ; mais « dans les parties lointaines des régions stellaires, où les phénomènes peuvent être entièrement différens de ceux que nous connaissons, ce serait folie d’affirmer hardiment le règne de cette loi générale, comme ce serait folie d’affirmer pour là-bas le règne des lois spéciales qui se maintiennent universellement exactes sur notre planète. » Nous sommes donc chassés irrévocablement de l’infini ; nos facultés et nos assertions n’y peuvent rien atteindre ; nous restons confinés dans un tout petit cercle ; notre esprit ne porte pas au-delà de son expérience ; nous ne pouvons établir entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire ; peut-être même n’existe-t-il entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire. Mill s’arrête là ; mais certainement, en menant son idée jusqu’au bout, on arriverait à considérer le monde comme un simple monceau de faits. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison ni leur existence. Ils seraient de pures données, c’est-à-dire des accidens. Quelquefois, comme dans notre système, ils se trouveraient assemblés de façon à amener des retours réguliers ; quelquefois ils seraient assemblés de manière à n’en pas amener du tout. Le hasard, comme chez Démocrite, serait au cœur des choses. Les lois en dériveraient, et n’en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des nombres, comme des fractions par exemple, qui, selon le hasard des deux facteurs primitifs, tantôt s’étalent, tantôt ne s’étalent pas aux périodes régulières. Voilà sans doute une conception originale et haute. Elle est la dernière conséquence de l’idée primitive et dominante que nous avons démêlée au commencement du système, qui a trans-

  1. Tome II, p. 96, 104.