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où il n’y avait que des forêts épaisses, des eaux stagnantes, des animaux sauvages, l’homme a mis des moissons, des canaux, des arrosemens féconds, des maisons, des villes. Chaque jour, les générations d’hommes laborieux et actifs, d’animaux utiles et domestiques, croissent et se multiplient ; chaque année, l’Amérique arrive au concours des nations entre elles avec plus de bras, plus de richesses, plus de puissance. Pendant ce temps-là, que fait l’Europe ? Assurément elle ne décline pas ; elle est grande et florissante. Qu’il nous soit cependant permis de dire qu’il y a une portion de l’Asie qui depuis longtemps appartient à l’Europe, une Asie qui, dans les siècles primitifs, a colonisé et civilisé l’Europe, et que l’Europe plus tard a conquise et civilisée : c’est l’Asie-Mineure, la Syrie, l’Égypte. Qu’a fait l’Europe de cet Orient qui lui sert de dépendance ? Elle l’a laissé dépérir et se dépeupler sous le pouvoir des Turcs ; elle l’a sacrifié, elle l’a abandonné à la barbarie. En Amérique, il se bâtit chaque jour des villes qui prennent le nom des anciennes cités grecques. Il y a des Antioche, des Smyrne, des Palmyre, des Ephèse, qui datent d’hier ou d’avant-hier, et pendant ce temps-là les villes qui en Asie portaient ces noms pleins de souvenirs ne sont plus que des ruines inhabitées. Nous laissons périr les noms sur les lieux mêmes qui les ont enfantés, et qui méritaient de les garder. L’Amérique les prend, les transporte sur son sol plein d’avenir, et leur donne une nouvelle vie et un nouveau séjour.

Que gagne l’Europe à ce respect qu’elle professe polir les œuvres de la barbarie, c’est-à-dire à cette superstition qu’elle a pour l’intégrité de l’empire turc ? Ces déserts qu’elle laisse se faire à sa porte et sous ses yeux la condamnent et l’affaiblissent. Pourquoi se croit-elle obligée à livrer à la paralysie un de ses membres ? Pense-t-elle que ses autres membres en seront plus puissans et plus robustes ? L’Angleterre veut-elle donc mettre des déserts entre son vaste empire des Indes et l’Europe ? Est-ce là le rempart qu’elle préfère ? Estelle donc si peu orgueilleuse qu’elle ne comprenne pas qu’étant une des nations les plus civilisées de l’Europe, elle n’a rien à craindre et tout à gagner de la civilisation même des pays qu’elle doit traverser pour aller de Londres à Calcutta ? Qu’elle ne dispute plus à la civilisation chrétienne l’Asie-Mineure, la Syrie, la Mésopotamie ! qu’elle cesse de se faire la gardienne et la patronne de la barbarie dans la vallée de l’Euphrate ou dans celle du Nil ! C’est un crime contre l’humanité et contre la Providence. Je m’imagine parfois que les nations doivent, comme les individus, avoir leur jugement dernier, et que Dieu ce jour-là demandera compte aux peuples de la terre qu’il leur a distribuée. Qu’avez-vous fait de vos immenses solitudes ? dira Dieu aux Américains. — Seigneur, nous les avons défrichées