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le rôle de Vénus, Mlle Sax dans celui d’Elisabeth, ont fait preuve de bonne volonté en faisant entendre leurs belles voix, et il n’y a que M. Morelli qui, dans le rôle de Wolfram, se soit complètement sauvé de la déroute générale, en prêtant à la mélopée métaphysique de M. Wagner un accent musical qui ne s’y trouve pas. Quant à l’orchestre, si bien dirigé par M. Dietsch, il a fait des miracles. En résistant aux prétentions incroyables de M. Wagner, qui voulait prendre lui-même le bâton du commandement, ce qui eût été contraire aux règlemens et à la tradition, M. Dietsch a prouvé qu’il a le sentiment de sa dignité aussi bien que le talent nécessaire pour bien remplir le poste qu’il occupe.

Il était grandement temps que le public parisien arrêtât par un coup vigoureux les prétentions de l’auteur du Tannhäuser. Sans avoir jamais douté de l’inanité de ses efforts pour donner le change au goût et au bon sens de la France, nous n’espérions pas que M. Wagner, son système et son œuvre seraient aussi promptement jugés et mis hors de discussion. Cet événement aura d’heureux résultats, même en Allemagne, où les partisans du réformateur superbe ne sont pas aussi nombreux qu’on a voulu le faire croire. M. Wagner aura perdu dans cette bataille décisive jusqu’à sa réputation d’homme systématique, intrépide et plein de foi en la bonté de sa cause, car il a consenti à toutes les coupures, à toutes les mutilations de son œuvre qu’on lui a proposées ! C’était bien la peine de faire tant de bruit, de se donner les airs d’un Galilée qui souffre et ne cède pas, d’organiser une société de propagande, de lancer des programmes, des préfaces insultantes, des biographies menteuses et des portraits où M. Wagner est représenté une plume à la main, méditant ses chefs-d’œuvre,… pour venir échouer misérablement devant les éclats de rire d’un public en belle humeur ! Il fallait vaincre ou se retirer fièrement avec sa partition intacte, en disant aux Parisiens : « Vous n’êtes pas encore dignes de comprendre les profondeurs philosophiques de la musique que je destine aux générations futures ! »

Qu’on ne s’y trompe pas cependant, M. Wagner n’est point un artiste ordinaire. Esprit ambitieux, imagination troublée qui n’entrevoit que confusément l’idéal où elle aspire, organisation nerveuse et forte où la volonté domine la grâce et le sentiment, l’auteur du Tannhäuser et du Lohengrin est un type exagéré de certains défauts particuliers à son pays et au temps où il s’est produit. Un peu poète, un peu littérateur, démocrate et grand sophiste, M. Wagner a voulu tirer de l’art musical ce qu’il ne saurait contenir sans altérer son essence : des idées pures et des symboles. Au lieu de viser à la beauté, premier but de tous les arts, de viser à la forme, sans laquelle l’esprit humain ne peut rien comprendre, puisque rien n’existe pour lui qu’à la condition de se limiter, M. Wagner, qui a du talent et n’a pas d’invention, s’est jeté à corps perdu dans quelques rêveries métaphysiques, et il a essayé de faire de la philosophie avec des sons, ne pouvant créer des chants expressifs, accessibles à tous les mortels qui ont un cœur et des oreilles. Parce que les mauvais compositeurs italiens abusent des formules banales, des cadences plates, des cabalettes vulgaires, des fioritures et des accompagnemens de guitare, comme les mauvais compositeurs allemands s’enivrent de combinaisons harmoniques sans issue, de modulations incidentés