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Milan, vous ne daigneriez plus jeter même un coup d’œil sur ce prosaïque banquet. Écartez tout cela, isolez-vous, ne demandez à van der Helst que ce qu’il entend vous donner. C’est de l’histoire, de la chronique, demi-bourgeoise, demi-guerrière ; c’est l’exacte expression, l’intelligent reflet des mœurs de son pays. À défaut de la Muse, il s’inspire du patriotisme. Voilà ces hardis commerçans qui tiendront tête à Louis XIV ; vous les voyez, ces loups de mer, vous leur parlez ; ils sont là en habits de gala, rudes et simples comme dans leurs comptoirs, comme sur leurs navires : que de bon sens, que d’énergie, quelle gravité, et au fond quel orgueil sous cette gaieté rubiconde ! Lorsque vos yeux se sont accoutumés au ton vrai, à l’accent naturel de cette peinture tempérée, lorsque l’esprit du peintre s’est emparé de vous et vous a comme identifiés à son œuvre et à ses personnages, ne tournez pas trop tôt la tête, car la Ronde de nuit pourrait bien à son tour vous causer un certain mécompte. Il faudra vous réaccoutumer à ce désordre poétique ; ces teintes chaleureuses vont vous sembler exagérées. En un mot, van der Helst prend sa revanche sur Rembrandt. Pour lui rendre mauvais service, il est au moins son égal : ce qui veut dire seulement que ces tableaux sont mal placés.

Et pourtant dans presque tous les guides, et même aussi dans de sérieux ouvrages, on cite comme une heureuse idée, comme une instructive antithèse, le contraste de ces deux grandes pages, d’aspect si différent, ainsi placées l’une en face de l’autre. Moins elles se ressemblent, dit-on, plus elles se font valoir. Je me permets d’être d’un sentiment absolument contraire, et je voudrais communiquer ma conviction aux directeurs du musée d’Amsterdam. Je sais qu’il y a prescription, que depuis cinquante ans ces tableaux sont ainsi placés, qu’on aime à respecter les habitudes du public ; mais n’a-t-on rien changé à l’intérieur de cette salle ? N’en a-t-on pas diminué la longueur ? Une cloison récente en a retranché près du tiers, et les tableaux par conséquent sont plus rapprochés qu’autrefois. Quand la distance était plus grande, l’inconvénient du vis-à-vis se faisait moins sentir. La distance équivaut à un isolement. Maintenant ils sont trop voisins pour qu’en passant de l’un à l’autre on ait le temps de changer d’impression. Peu s’en faut que d’un seul coup d’œil on ne les embrasse tous deux. Je voudrais qu’on fit l’expérience d’établir provisoirement quelque séparation, ne fût-ce qu’un rideau, et si chaque tableau venait à grandir ainsi dans l’estime des connaisseurs, on rendrait la séparation définitive en choisissant une autre salle pour y placer le van der Helst.

Certains contrastes, je le sais, ajoutent des beautés à certains objets d’art exposés face à face ; encore faut-il que ces contrastes aient