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sans foi, sans conviction, sorte de condottieri pittoresques qui prennent du service chez un maître étranger. Il y a là pourtant de beaux noms et d’exquises palettes ; ce n’est pas seulement Asselyn, Breemberg, Pinacker, Lingelback, c’est Jean Both et Berghem, c’est Karel du Jardin, c’est Wouverman aussi, qui s’en va peindre au loin ses riches cavalcades, ses beaux seigneurs empanachés. Sans doute ils sont charmans ces déserteurs, mais quelle différence avec les vrais enfans de la Hollande, avec ceux qui ne l’ont point quittée, qui l’aiment uniquement et se donnent à elle tout entiers, avec Paul Potter et Albert Guyp, avec Ruysdaël et Hobbema, avec Metsu, Terburg, Wynants, Peter de Hoogh, van der Heyden ! Voilà des hommes bien divers et de rangs inégaux, mais tous également sincères, également convaincus ; tous ils se vivifient par le patriotisme. Chez eux, point de compromis ; rien d’indécis, rien de bâtard : aussi quelle vérité, quelle force, quelle puissance ! La peinture hollandaise ainsi comprise n’est plus un jeu d’enfans, une œuvre de dextérité, une sorte de chinoiserie : c’est de l’art grand et fort, de l’art qui touche, émeut et parfois même élève l’âme.

Expliquons-nous pourtant : n’oublions pas, dans notre admiration, l’éternelle hiérarchie qui règle, quoi qu’on fasse, le domaine de l’art.

Si jamais vous entrez dans le musée d’Anvers, vous verrez, au milieu de la galerie principale, sur la gauche, un tableau qui, parmi les merveilles flamandes et hollandaises exposées à l’entour, vous frappera d’abord par un air étranger. Sans avoir en lui-même rien de très séduisant, ce tableau vous attire : il vous paraît plus imposant, plus noble, presque d’une autre race que les autres ; il semble les dominer. Quel est-il donc ? C’est un Titien, non pas même de premier ordre, un tableau qui, dans sa patrie, pourrait bien, à son tour, paraître prosaïque devant la moindre toile de Léonard ou de Sanzio. Si malgré sa faiblesse il se soutient ainsi entre tous ces chefs-d’œuvre, il y a donc en lui quelque chose qui n’est pas en eux ? Ce quelque chose, c’est le style, c’est un certain reflet de la flamme idéale, un imparfait rayon de céleste beauté devant lequel pâlit la plus parfaite image des beautés de ce monde.


LOUIS VITET.