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de prudence et d’économie. Puisque la bienveillance des dieux envers les mormons se mesure par le degré de fortune acquise, le moyen le plus simple d’augmenter dans chaque famille la bénédiction du ciel est de multiplier le nombre des femmes et des enfans. Ainsi l’homme s’enrichit sur cette terre et obtient dans le paradis une gloire impérissable. Chacun de ses mariages lui assure un degré de plus sur les marches du trône des cieux. « Le chef d’une nombreuse famille, s’écrie l’apôtre Orson Hyde, règne à toujours au centre de sa propre gloire, semblable à un dieu dans son éternité. »

À ces considérations si importantes pour les mormons il faut ajouter des raisons politiques qui ne sont pas d’un moindre poids. Les mormons croient fermement qu’ils sont destinés à devenir les maîtres du monde. Tout leur appartient de droit ici-bas, l’or et l’argent, les champs et les palais ; mais pour conquérir la terre avec ses richesses et ses voluptés, il leur faut créer une puissante armée ; selon la parole de la Bible, il faut que la progéniture d’Abraham devienne aussi nombreuse que le sable de la mer. C’est dans l’intention de multiplier d’une manière prodigieuse que les mormons ont institué ou plutôt restauré la polygamie. Tous les enfans qu’ils évoquent des limbes en leur donnant l’existence doivent être un jour les soldats de la bonne cause : c’est à eux qu’est réservée la gloire de défendre le nouvel empire théocratique contre l’envahissante république américaine, puis de s’emparer de la terre entière avec l’aide des Juifs de l’ancien monde. « Hâtez-vous de vous marier, s’écriait Brigham Young. Que je ne voie plus de garçons au-dessus de seize ans ni de filles au-dessus de quatorze ! » C’est donc un crime de haute trahison contre la patrie de ne pas épouser plusieurs femmes, quand l’occasion s’en présente : les prêtres tolèrent le monogame, mais ils le signalent à l’église comme un « frère tiède en la foi. » En revanche, le polygame peut augmenter indéfiniment le nombre de ses femmes ; « toutes les filles des hommes ont été créées pour lui, et celle qui épouse un gentil épouse l’enfer. »

L’asservissement de la femme est la première condition de la polygamie : il faut que l’épouse se sache, se dise inférieure, et demande seulement la protection et l’amitié en échange de son amour ; il faut qu’elle accepte sa dégradation et cesse d’être une compagne pour devenir une propriété. Rien ne cadre mieux avec le système hiérarchique adopté par les mormons. D’après eux, la femme n’a qu’une âme d’ordre secondaire et ne peut communiquer directement avec Dieu ; ses prières n’arrivent au ciel, le salut ne lui est accordé que si elle a pris un époux. Celle qui reste vierge retourne au néant ; aussi la loi mormone accorde-t-elle à la jeune fille le droit de réclamer un mari « afin de travailler à son bonheur éternel. »