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qu’avec le succès. » Il attire par sa jovialité, sa douceur, l’extrême simplicité de ses manières ; ses employés et jusqu’à ses femmes sentent la même vénération pour lui que le plus grossier fanatique ; il fascine même la plupart de ses ennemis, et sait vaincre ou perdre ceux qui n’ont pas voulu céder de bonne grâce à son ascendant. En outre tout semble indiquer qu’il a une foi sincère, ce levier sans lequel l’homme de génie lui-même ne peut rien accomplir de grand. Il a les qualités et les défauts qui plaisent à un peuple de travailleurs rudes et encore à demi barbares : il a un courage à toute épreuve et une prudence consommée, ainsi qu’il l’a montré pendant les deux années de l’exode ; il sait parfaitement manier le ridicule, et dans ses discours soulever les gros rires de son auditoire ; enfin, considération d’un grand poids pour des hommes avides, il ne cesse d’augmenter sa fortune par d’heureuses spéculations. Même ses ridicules ne lui font aucun tort auprès des mormons : enfant, il est resté onze jours seulement sur les bancs de l’école, cependant il a reçu le don des langues et parle l’idiome du paradis, c’est-à-dire qu’il peut émettre des sons et des aboiemens intelligibles seulement pour les fidèles qui possèdent le don d’interprétation, il ne sait pas un mot de français, et quand on converse devant lui autrement qu’en anglais ou en langage adamique, il croit qu’on en veut à sa vie. Les saints ne vénèrent pas moins en lui le linguiste inspiré.

La sage politique de Brigham se révèle en toutes choses. Au lieu de laisser les saints se grouper autour du Lac-Salé et dans les vallons fertiles des monts Wahsatch, il a distribué avec prévoyance ses colonies sur toute l’étendue de la contrée, de manière à former de longues chaînes de villes qui peuvent devenir, autant de points d’appui ou de centres de résistance en cas de guerre extérieure ou de retraite forcée. Avant la découverte de l’or californien, la chaîne de stations qui réunissait le pays de l’Abeille à la mer se dirigeait vers San-Francisco par la vallée de Carson, la Sierra-Nevada et Sacramento ; mais lorsque la Californie devint le grand Eldorado des nations, Brigham Young comprit que ses colonies n’étaient pas de force à se maintenir contre la pression des mineurs accourus de tous les points du monde : il replia ses avant-postes et les disposa dans la direction du sud-ouest vers le Rio-Colorado et la Californie du sud. Les cités bâties à la base des monts Wahsatch et les colonies agricoles d’Indiens espacées à de grandes distances dans la vallée du Rio-Virgen sont autant d’étapes au moyen desquelles le chef des mormons maintient ses libres communications avec la mer. Brigham Young use de la plus grande modération envers les Indiens ; il se les concilie par sa douceur et son esprit de justice. Si la république américaine déclare jamais la guerre aux mormons, ceux-ci pourront compter sur l’alliance de trente mille guerriers indiens.