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Lorsque Brigham Young a décrété la fondation d’une nouvelle colonie, il désigne, sans les consulter, les fidèles qui doivent partir. Ceux-ci abandonnent aussitôt leurs demeures et s’exilent au jour indiqué, seuls ou avec leurs femmes suivant la volonté du prophète. Soixante familles s’expatrièrent ainsi pour aller fonder la ville de San-Pete au commencement d’un hiver très rigoureux, et la neige couvrait déjà le sol lorsqu’il fallut le creuser pour y bâtir des cabanes. De cette manière, le pape mormon, comme jadis le Vieux de la Montagne, endurcit les fidèles à toutes les fatigues et leur fait braver le froid, la faim, la soif ; il renouvelle pour eux les effrayantes péripéties de l’exode, pour être sûr de leur dévouement quand sonnera de nouveau l’heure de la guerre ou de la retraite. Maintenant les mormons, habitués au désert, le traversent comme s’il était leur domaine, avec une intrépidité que rien n’effraie. M. Remy, qui, tout en se hâtant, mit plus de cinquante-huit jours à faire le voyage de Sacramento au Grand-Lac-Salé, rencontra en route un mormon qui accomplissait ce trajet en dix journées. Il ne faisait que trois haltes par jour, de deux heures seulement chacune : lui et son domestique veillaient tour à tour. Ils étaient montés sur des mules gigantesques qui allaient toujours au trot et qui se contentaient d’une livre de biscuit quand elles n’avaient pas d’herbe. Il est vrai que certains Yankees sont de la même force que les mormons : un d’eux, d’origine allemande, se rendit de Saint-Louis en Californie à pied, seul, traînant sur une brouette son bagage et ses vivres. Il perdit sa brouette en traversant la rivière Weber, gonflée par une forte crue, et quand il arriva à Sacramento, il n’avait plus que des vêtemens en lambeaux.

De même que les colons, les missionnaires expédiés par Brigham Young dans tous les pays du monde ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Amplement munis des bénédictions et des prières de la communauté mormone, mais sans un dollar, ils quittent leur nombreuse famille, et se dirigent, à la suite d’une caravane d’émigrans, vers la Californie ou quelque port de l’Atlantique, selon le lieu de leur destination. En route, ils tâchent de gagner de l’argent comme maçons, menuisiers, portefaix, manœuvres, puis ils se louent en qualité de matelots ou de cuisiniers à bord du navire qui doit les emmener en Europe, en Chine, en Australie ou dans les îles du Pacifique. Arrivés à leur champ de travail, ils s’occupent en même temps de fonder leur congrégation et de trouver de l’ouvrage. Souvent traqués par la police, ils se cachent dans les greniers ou parcourent les campagnes, et parfois luttent vainement contre la misère sans conquérir un seul prosélyte. Quelques-uns se mettent à la suite des armées anglaises et voyagent avec elles, prêchant de par le monde le règne des saints et la destruction des impies.