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pu demeurer à cheval pour terminer l’étape. On me coucha sur un lit où je m’étendis avec délices, et, grâce au colonel Eber, qui possédait de l’arnica, j’employai trente-six heures à me soigner.

On comprendra facilement que je ne puisse faire aucune description de Marcellinara : par les fenêtres ouvertes de ma chambre, j’apercevais les larges tiges des figuiers, plus loin des montagnes, et sur l’un des plus hauts sommets la petite ville de Tiriolo, qui, ainsi vue à distance, me rappelait les acropoles escarpées dont les ruines couvrent les lieux élevés de la Grèce. La maison de notre hôte se présentait à nous vaste et spacieuse ; tous les escaliers étaient de marbre vert antique, luxe inconcevable en France, mais qui là est fort simple, car les carrières sont proches d’où l’on tire à profusion ces marbres précieux. Des peaux de loup et de renard répandues sur les dalles attestaient que dans le pays environnant la chasse est abondante.

Malgré mon immobilité forcée, je ne m’ennuyais pas. Notre hôte nous témoignait un empressement qui nous prouvait que les Calabres ont conservé intactes leurs antiques traditions d’hospitalité. Les officiers de notre état-major me laissaient rarement seul ; c’étaient pour la plupart des Hongrois. Par leur nature à la fois naïve et hardie, les Hongrois inspirent un sérieux intérêt. Beaux parleurs, de tournure élégante, d’une bravoure proverbiale, complaisans et fort doux, ils offrent un type particulier auquel je ne vois rien de comparable chez nous. Ce n’est pas le gentleman, qui a quelque chose d’étriqué, d’anguleux, et qui n’agit-jamais qu’en vertu de certaines conventions ; ce n’est pas non plus le gentilhomme, race absolument disparue aujourd’hui, et qui, par le souvenir que nous en avons gardé, semble avoir eu je ne sais quoi de protecteur et de servile, de courageux et d’immoral. Les Magyars sont mieux que cela : ils sont chevaleresques ; ce sont des enfans héroïques. Ils se content volontiers de belles histoires pleines d’apparitions et de fantômes ; ils se jettent à travers les escadrons pour y conquérir, sabre en main, un cheval qui leur a plu ; ils restent dix années et plus enfermés dans une forteresse, au carcere duro, sans daigner solliciter leur grâce, et dans les batailles on ne les voit jamais reculer. J’ai vécu au milieu d’eux, ce sont des hommes capables de grandes choses ; ils l’ont déjà prouvé et le prouveront encore. Ils me rappelaient sans cesse les Niebelungen : « Ces seigneurs issus de haute race étaient humains, très renommés, d’une valeur sans pareille ; ils firent des prodiges dans les terres d’Attila. » Et n’est-ce point aussi au général Türr, leur jeune chef, qu’on peut appliquer ce portrait du Sigefried de l’épopée allemande : « Ce guerrier louable se reposait rarement ; personne n’osait l’insulter depuis qu’il portait les armes ; il ne cherchait que les combats, et son bras le rendit