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armée, soumise à la discipline et au serment que la présence royale lui rappelait d’une façon vivante, pouvait faire et a fait preuve de grand courage ; mais loin de lui, sous la conduite d’hommes en qui luttaient énergiquement les devoirs de l’obéissance passive et les droits du patriotisme, la patrie reprenait le dessus, le serment imposé était mis en oubli, et si l’on ne se mêlait pas directement à l’insurrection, du moins on la laissait faire : conduite ambiguë, fâcheuse à plus d’un égard, car elle a permis de calomnier des intentions honnêtes et a prolongé l’effusion inutile du sang, qu’une action tout à fait dessinée en faveur du mouvement national aurait rapidement et définitivement arrêtée.

Ce fut à Lagonegro que nous apprîmes ce que le général Türr était devenu depuis que nous l’avions quitté. Pendant que nous le poursuivions par la route de terre, il avait pris la voie plus rapide de la mer pour se rapprocher de Naples. De Cosenza, il s’était rendu à Paola, sur la côte, et là, ayant réuni toutes les troupes qui arrivaient journellement de Sicile, il les avait embarquées sur six bateaux à vapeur. Au moment où il allait quitter le port, une frégate napolitaine s’était montrée. À bord des steamers, il n’y avait pas un canon, pas un obusier ; le général Türr fit bonne contenance et paya de mine : il rangea sa petite flottille en bataille et sembla attendre l’ennemi, qui courut quelques bordées à longue distance et se décida à reprendre la haute mer. De Paola, Türr débarqua à Sapri, y rassembla l’ancienne division Piangiani, marcha de façon à pouvoir au besoin, passant entre Eboli et Salerne, se jeter sur les montagnes de la Cava ; attaquer les royaux par derrière et leur couper la route de Naples dans le cas où ils nous eussent attendus à Salerne. Leur retraite, dont la nouvelle allait nous parvenir, devait rendre inutile cette combinaison hardie.

Le soir en effet, vers huit heures, comme nous allions voir nous-mêmes si nos chevaux étaient en état de faire route, une dépêche nous arriva : « 7 septembre 1860. — Aujourd’hui, à une heure, Garibaldi est entré à Naples. » Notre premier sentiment, je l’avoue, fut un mauvais sentiment de regret et presque de colère ; notre second fut meilleur, car nous fûmes joyeux en pensant qu’un aussi important résultat avait été acquis au prix de violentes fatigues, il est vrai, mais sans que le sang eût coulé. Nous comprîmes alors la conduite de Garibaldi, conduite qui parfois nous avait semblé étrange, car nous ne pouvions deviner dans quelle intention il courait toujours en avant, loin de son armée, accompagné de quelques rares officiers qui avaient grand’peine à le suivre. Il avait voulu s’emparer du pays par le pays lui-même, éloigner tout reproche d’avoir fait une conquête et bien prouver au monde que la domination des Bourbons