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toutes parlant un idiome différent[1], et Pline, qui répète la même assertion d’après l’autorité de Timosthènes, ajoute que dans cette ville, alors déserte, les Romains entretenaient jadis cent trente interprètes pour les besoins du commerce[2]. Un peu plus tard, le chantre latin de l’expédition des Argonautes, décrivant cet essaim de nations, s’écriait :

Verum ego, noc numero memorem, nec nomine cunctos,
Mille vel ora movens, neque enim plaga gentibus ulla
Ditior, æterno quanquam Mœonia pubes
Marte cadat[3].

Deux auteurs arabes, les plus rapprochés de la naissance de l’islamisme et contemporains de l’époque où leurs compatriotes possédaient presque tout le sud de l’isthme caucasien et y entretenaient de fréquentes relations, le géographe Ibn-Haukal et le savant polygraphe Massoudi, tiennent absolument le même langage que les écrivains grecs et latins dont je viens d’invoquer l’autorité.

Dans une publication qui date seulement de quelques années (1847), un écrivain allemand, M. Bodensted, frappé du même fait observé par lui sur les lieux mêmes, affirme qu’en présence de la confusion qui règne dans la population et le langage du Caucase, où l’on rencontre souvent, sur une superficie de dix lieues carrées, une dizaine de tribus identiques peut-être d’origine, mais actuellement dissemblables entre elles, il est impossible de qualifier chacune d’elles ou chaque idiome séparément[4].

Dans les plus antiques monumens que nous possédions, les livres de la Bible et les poèmes homériques, le Caucase n’apparaît point encore à nos yeux dégagé des ténèbres qui l’enveloppent : il ne commence à s’éclairer des lueurs douteuses de la légende que dans le mythe de Prométhée enchaîné sur le sommet le plus élevé et dans le récit merveilleux de l’expédition des Argonautes vers la Colchide ; mais le supplice de l’audacieux rival de Jupiter et le voyage aventureux de l’amant de Médée, l’heureux conquérant de la toison d’or, ne nous enseignent qu’une chose : c’est que les Grecs s’étaient hasardés de très bonne heure, dans leurs courses déprédatrices, jusqu’aux limites les plus reculées de la Mer-Noire. Pour avoir quelques notions de géographie positive, il faut descendre jusqu’au vie siècle avant Jésus-Christ, au temps où les industrieuses cités du littoral de l’Asie-Mineure, et en particulier Milet, avaient entouré le pourtour de l’Euxin d’un réseau de florissantes colonies. Trois

  1. Géographie, liv. XI.
  2. Histoire naturelle, liv. VI, ch. 5.
  3. Valerius Flaccus, Argonautiques, liv. Ier, vers 36-39.
  4. Les Peuples du Caucase, traduction de M. le prince de Salm-Kyrburg, p. 339.