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dans l’histoire de ce théâtre, qui, à travers des fortunes diverses, embrasse plusieurs grandes périodes de l’art dramatique en Angleterre. Là s’épanouit l’école de la restauration avec Dryden, Lee et Otway à la tête du drame, Wicherly, Congreve, Farquhar et Vanbrugh à la tête de la comédie. Là naquit sous Richard Steele, lequel fut pendant un temps directeur de Drury-Lane, la comédie sentimentale, genre faux qui vécut peu et qui méritait peu de vivre. Là enfin régna Sheridan, qui éleva comme auteur la fortune de Drury-Lane, et qui la détruisit en même temps par une mauvaise administration. Il est à remarquer qu’en Angleterre les meilleurs hommes de lettres ont toujours fait de pitoyables directeurs de théâtres. Le vieux Drury-Lane, comme l’appellent les Anglais, a encore vu bien d’autres fêtes dramatiques. Sous la direction de M. Bunn, qui vient de mourir, les échos de ce théâtre ont eu l’honneur de répéter, en 1834, les vers de Byron. Sardanapale et Manfred, qui, de l’aveu du poète, n’avaient point été écrits pour la scène, affrontèrent avec succès, moyennant quelques coupures et de légers remaniemens, les dangers de la représentation[1]. Drury-Lane, faut-il le dire ? ne s’est point toujours soutenu à ces hauteurs littéraires. Les théâtres anglais n’étant point subventionnés, les directeurs font trop souvent de misérables concessions aux goûts les plus grossiers du public. Quand les grands écrivains et les bons acteurs leur font défaut, ils ont recours sans honte à toute sorte d’expédiens pour combler les déficit de la caisse.

Ce n’est pas seulement l’histoire littéraire de Drury-Lane qui se retrace devant mes yeux lorsque j’attends sur les bancs de ce théâtre le lever du rideau. Les diverses générations d’acteurs et d’actrices qui s’y sont succédé passent comme des ombres sur cette scène silencieuse que masque une grande toile verte, immobile et impénétrable, ainsi que le voile du temps. Voici la jolie Nell Gwynn, avec ce chapeau extravagant sous lequel la comédienne récita un prologue de Dryden, et qui attira si fort l’attention de Charles II. Jeune fille, elle avait colporté sur une corbeille du poisson dans les rues de Londres, couru de taverne en taverne pour amuser les buveurs avec des chansons et vendu des oranges dans les théâtres : quels débuts pour la maîtresse

  1. Le principal attrait du drame de Sardanapale est, au point de vue théâtral, le caractère de Myrrha, la jeune esclave grecque. Ce rôle avait été créé à Drury-Lane par miss Ellen Tree (aujourd’hui Mme Charles Kean). Elle exprimait, dit-on, à merveille les nuances délicates de l’héroïne rêvée par Byron, cette volupté de l’âme, cette fierté d’un cœur ionien qui se reproche d’aimer un barbare et qui cherche à l’ennoblir. On retrouvait en elle l’ange du harem, chez lequel l’amour de la liberté et le mépris de la mort, se trouvent tempérés par la conscience de sa condition dégradante et de sa faiblesse. J’ai vu jouer en 1857 Sardanapale II Princess’s-Theatre, où le même rôle était rempli avec beaucoup de grâce et de talent par miss Murray.