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comprendrais point qu’elle réservât ses faveurs à des personnalités, si éminentes qu’elles soient. Faut-il d’ailleurs se préoccuper beaucoup de ce déclin du drame anglais, signalé par la presse britannique elle-même ? Il existe, quoi qu’on en dise, chez la race anglo-saxonne un indomptable besoin d’idéal. Le désir de voyager dans le pays de la fiction et des chimères héroïques, de contempler au théâtre le côté sombre, imposant ou tragique de la vie humaine, est aussi vif, aussi universel que jamais chez nos voisins d’outremer. J’en juge par l’empressement avec lequel la foule se porte vers toutes les tentatives où elle croit apercevoir une renaissance du drame, j’en juge surtout par le succès durable et persistant des pièces modernes en trop petit nombre qui méritaient de vivre. Il serait déraisonnable de refuser le génie dramatique à une nation qui a donné au monde William Shakspeare, qui en même temps a produit Ben Jonson, Fletcher, Francis Beaumont, Massinger et John Ford. Une telle nation ne peut se résigner longtemps à vivre d’emprunts : il lui faut un théâtre qui ne soit point le reflet des mœurs étrangères. Le drame anglais, au milieu des épreuves d’une apparente décadence, subit, si je puis m’exprimer ainsi, la maladie de la transformation. Les grands types du théâtre shakspearien semblent aujourd’hui épuisés, la société moderne ne donne plus naissance, Dieu merci ! à ces crimes épiques ni à ces existences absorbantes qui, il y a deux ou trois siècles, concentraient sur elles tout l’intérêt dans le monde des faits comme dans celui de l’imagination. C’est donc à d’autres sources que devra recourir l’invention dans les âges modernes. La fonction du drame est bien toujours, comme Fa dit Shakspeare, de présenter le miroir à la nature ; mais la nature elle-même ne subit-elle point, ainsi qu’ajoute le poète, la pression des temps et l’influence des institutions humaines ? Déjà quelques auteurs dramatiques de la Grande-Bretagne ont tourné leurs efforts vers la peinture de la vie domestique. C’est à la famille, au foyer des affections intimes, au home, qu’ils ont demandé de nouveaux élémens pour régénérer la scène. Cette forme de drame se trouve d’ailleurs en harmonie complète avec les traditions du théâtre anglais de second ordre. Si les essais tentés dans cette direction n’ont pas été jusqu’ici plus heureux, c’est que le point juste entre la réalité grossière et la fantaisie n’a pas encore été atteint. Espérons que le génie saxon saura enfin retrouver une voie où l’appellent tant de glorieux souvenirs, et reprendre au théâtre, comme dans d’autres genres littéraires, la haute initiative qui lui appartient.


ALPHONSE ESQUIROS.