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l’administration se charge d’ouvrir dans les villes et dans les villages des magasins d’habillement. Une récompense d’un rouble est promise aux plus empressés à revêtir l’habit russe, les récalcitrans sont fustigés. C’est, en un mot, une vaste tentative pour effacer tout ce qui porte la marque de la patrie, tout ce qui la rappelle, pour faire disparaître cette nationalité malheureuse dans l’empire en la subordonnant à la pensée et à l’intérêt de la Russie.

Cette pensée d’assimilation violente, de subordination de tout ce qui est polonais à l’élément russe, se révèle souvent dans les plus futiles détails d’administration et même dans de simples questions de commerce, d’intérêt matériel. Une fois dans cette voie, la Russie est condamnée à tout craindre, à surveiller toute issue. Il n’y a pas longtemps encore, la Prusse soumettait l’entrée des bestiaux sur son territoire à des règlemens compliqués, à des quarantaines, pour se préserver des épizooties qui sévissent dans la Russie méridionale. Qui souffrait de ces difficultés ? C’était le royaume de Pologne, pays essentiellement agricole, qui pourrait trouver dans le commerce des bestiaux un élément de richesse. On demandait alors timidement que, pour désintéresser la Prusse et pour dégager de toute entrave le commerce du royaume avec l’Allemagne, les mesures préservatrices adoptées jusqu’alors à la frontière prussienne fussent mises en pratique à la limite des provinces russes atteintes par la contagion. Rien n’a été fait, parce que le cordon sanitaire venait se placer justement aux limites de l’ancienne Pologne, et eût été la figuré, assez étrange en vérité, de ces frontières de 1772 dont les traités de 1815 font pourtant le cadre de la vie commerciale des diverses provinces polonaises. La Russie était représentée à Varsovie par un terrible homme, un directeur de l’intérieur, M. Muchanof, qui ne pouvait souffrir cette image de la Pologne sous la forme d’un règlement de transit.

Qu’on observe un autre fait : depuis quelques années s’agite la plus grande, la plus redoutable des questions pour l’empire russe, celle de l’émancipation des paysans, dont l’empereur Alexandre II aura eu l’honneur de tenter la solution. Je n’ai point à discuter cette question en elle-même. Seulement, entre la Russie et le royaume de Pologne, les différences sont profondes. Dans le royaume, les principes du code civil français sont restés en vigueur. L’égalité devant la loi subsiste ; la constitution de la propriété est tout autre. Les paysans, il est vrai, paient encore une redevance, une corvée pour le champ qu’ils cultivent ; mais cette redevance n’est point le signe d’une servitude personnelle : le paysan a son individualité civile. Les conditions diffèrent donc essentiellement, et cependant, lorsque la question s’est élevée récemment, il a été défendu aux propriétaires de Pologne de s’écarter du programme tracé par le