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des Sibériens, et où il y avait un mélange indéfinissable de fraîcheur, de résignation et d’indulgence latente.

Ces hommes, en se répandant dans le pays, ont eu une action singulière. De là cette teinte sérieuse, religieuse et d’une originalité saisissante de tous ces actes populaires qui se sont succédé, de ces manifestes où il n’y a rien en effet de la phraséologie révolutionnaire de l’Occident. C’est au contraire un langage sobre et nerveux qui ne touche à l’exaltation que par l’accent religieux. L’influence des Sibériens est surtout visible dans cette adresse étrange des ouvriers de Varsovie : « La mort est égale pour tous. Sans épargner sa personne, il faut aller à la tuerie et montrer au monde ce que nous voulons. C’est pourquoi nous allâmes avec les processions et nous chantâmes pour la constitution, et nous le ferons de nouveau quand il faudra ; et s’il y a des victimes, on verra que cela plaisait ainsi au bon Dieu, et nous sommes prêts, s’il faut davantage, à tirer au sort qui doit aller au sacrifice, même à tendre la gorge au couteau, ou bien à expirer sous le knout, comme ces trois victimes que l’eau a rejetées près de Zakroczym, qu’on avait jetées enveloppées de paille du château dans la Vistule. Seulement, s’il n’y a pas de compassion pour la patrie, alors ce sera mal… » Ne dirait-on pas cette pensée obstinée du sacrifice passant à travers l’imagination de Krasinski et l’action des Sibériens dans l’âme populaire ? Et maintenant qu’on réunisse tous ces élémens, cet ensemble d’efforts pratiques s’étendant à tous les intérêts, cette impulsion légale communiquée par le comte André Zamoyski et instinctivement acceptée par toute une population, l’idée religieuse et morale se propageant dans les esprits, les enflammant et les contenant à la fois, le sentiment national renaissant spontanément dans les cœurs, — ce sera ce mouvement qui était imperceptible d’abord, qui s’est poursuivi obscurément pendant des années, que le changement de règne à un certain moment est venu faciliter, et qui va aboutir à ce net et éloquent dialogue engagé récemment entre le lieutenant-gouverneur, le prince Gortchakof, et la foule rassemblée sur une place de Varsovie : « Que voulez-vous ? — Nous voulons une patrie ! »

Il n’y a évidemment d’imprévu et d’accidentel que l’heure de l’explosion. Depuis un an déjà, des manifestations successives révélaient une sorte d’intelligence secrète dans la population. C’étaient d’abord des services funèbres célébrés dans tout le pays et à des époques fixes en mémoire des plus éminens poètes polonais, Mickiewicz, Krasinski, Slowacki. Bientôt l’entrevue qui réunissait à Varsovie les trois souverains du Nord venait piquer le sentiment populaire. C’était, à vrai dire, une étrange idée de rassembler à Varsovie les trois maîtres de la Pologne dans une conférence où on soupçonnait