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années de son séjour en Orient. Il est à regretter seulement qu’un observateur si profond ait été aveuglé par le matérialisme au point de passer à Jérusalem avec l’indifférence dans le cœur et l’ironie sur les lèvres. Les écrits de Volney sont un mélange de qualités et de défauts extrêmes et contradictoires. L’on ne saurait trop admirer la pénétration et le bon sens de l’historien, l’on ne saurait trop condamner la subtilité étroite, la puérile et dangereuse déclamation du philosophe : bizarre assemblage dans1 un esprit si éclairé d’une sagesse lumineuse et d’une folie qui serait impardonnable, si la faute n’en était moins à l’homme lui-même qu’à l’irréligion contagieuse du XVIIIe siècle.

Le 2 juin, l’impitoyable Mighuel donna le signal du départ. Nous mîmes trois jours et demi à traverser le désert ; la marche fut ralentie d’une demi-journée, afin de ménager nos compagnons affaiblis par les dernières épreuves. Nous nous arrêtâmes, comme au départ, dans le camp de Mohammed, qui nous offrit à dîner sous sa tente. Un mouton tout entier, bouilli et mollement couché sur une montagne de riz, apparut au milieu de l’assemblée, et, selon l’usage arabe, chaque convive s’accroupit à l’entour et le dépeça avec sa main droite. Les Bédouins, qui se contentent, pour leur nourriture journalière, d’une poignée de dattes ou d’un peu de farine, déploient les jours de fête, en face d’un mouton entier, un appétit capable d’enrayer Pantagruel lui-même. On a dit avec raison que si quelque chose peut être comparé à leur sobriété, c’est leur gloutonnerie.

Aux approches des terres cultivées, un troupeau de gazelles se montra tout à coup et s’enfuit. Il faut être nombreux ! pour les chasser. Des cavaliers tournent leur petite troupe et les poussent sur les tireurs, qui les attendent en embuscade. Mighuel et quelques Arabes poursuivirent le troupeau et abattirent sept gazelles. Nous fûmes tentés de les imiter ; mais nos chevaux, épuisés par la marche au désert et la privation d’eau, se refusèrent à la course. D’ailleurs nous avions hâte de gagner Homs, dont nous apercevions la citadelle ; comme on voit un phare de la haute mer. À la vue de cette petite ville, terme de nos fatigues, il me semblait que je m’avançais vers Paris et que j’allais y trouver toutes les jouissances de la vie. Nous y trouvâmes en effet de l’eau pure, des fruits, de l’ombre et des lettres de nos familles. Bientôt on se remit en marche pour traverser le Liban, ou les événemens qui ont causé à l’Europe une si pénible émotion venaient d’éclater. L’été nous vit à Constantinople, puis à Vienne ; de là nous partîmes pour la France, non pas tous, hélas ! nous eûmes la douleur de nous séparer des chefs de notre caravane. Pour eux, aux jours de voyage allaient succéder les jours d’exil.


LOUIS DE SÉGUR.