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et la reprendre au gré de son désir. Son orchestre, qui vise au coloris, aux sonorités curieuses et piquantes, manque parfois de corps, de substance, c’est-à-dire qu’il ne repose pas sur le quatuor, base solide de toute bonne instrumentation. De là ces creux énormes où l’oreille est précipitée tout à coup, ces ombres opaques qui succèdent à des éclairs éblouissans ; enfin de là cette absence de style continu et cet abus d’oppositions violentes qui caractérisent tous les coloristes modernes, parmi lesquels je classerais volontiers M. Reyer, qui, toute proportion gardée, pourrait être comparé à M. Diaz, dont il a le fouillis lumineux. Je ne veux pas faire le pédant vis-à-vis de M. Reyer, ce rôle ne me conviendrait sous aucun rapport ; je veux seulement lui adresser quelques avis qui lui prouveront, je l’espère, l’intérêt sérieux que m’inspire sa dernière tentative. Que l’auteur de la Statue ne s’attarde pas plus longtemps à écrire dans les journaux des feuilletons plus ou moins spirituels, et qu’il s’adonne tout entier à son art. Si depuis dix ans qu’il a fait entendre son premier essai, le Selam, M. Reyer eût étudié sérieusement la composition, il y a longtemps que les heureuses qualités qui le distinguent seraient connues et appréciées du public. Qu’il veuille bien nous en croire, l’art et la critique, telle qu’il faut la pratiquer, sont deux choses incompatibles. Il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire de la musique surtout, d’un artiste créateur possédant la faculté d’un critique digne de ce nom. Je pourrais citer à M. Reyer des noms contemporains qui prouveraient jusqu’à l’évidence l’incompatibilité de ces deux fonctions par l’avortement des organisations les plus vaillantes. Oui, je pourrais les citer, ces noms contemporains, et sans colère aujourd’hui, parce que le temps ne m’a donné que trop raison. J’en ai eu une preuve toute récente à l’un des derniers concerts du Conservatoire. Il faut que M. Reyer prenne garde aussi de trop pencher du côté où sont ses préférences. Qu’il étudie plutôt les maîtres qui ne l’attirent pas volontiers, tels que Haydn, Mozart et même Rossini, non pour les imiter, car il ne faut imiter personne, mais pour apprendre de ces génies, sains, clairs et vigoureux, l’art de conduire un morceau d’ensemble, l’art de dessiner un air, un duo, un trio, un quatuor, cette architecture musicale sans laquelle les sons ne produisent que le chaos. C’est ce qui manque le plus à cette école de fantaisistes modernes qu’admire trop M. Reyer, et dont il fera bien de se dégager le plus tôt possible. Puisque M. Reyer a le bonheur d’être le neveu de Mme Farrenc, une des femmes rares qui sachent écrire la musique, qu’il la consulte, et elle lui dira, avec nous, que l’art véritable, loin de nuire à l’originalité et d’empêcher la fantaisie, leur donne la possibilité de se produire. Savoir, c’est pouvoir, et l’art n’est pas autre chose que la liberté du génie.


P. SCUDO.