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avait pas fait opposition ; mais il était parti pour un long voyage, disait-on, sans présenter sa propre demande au tribunal compétent. Évidemment il voulait forcer sa femme à réfléchir longtemps avant de se lier à moi, et son absence pouvant se prolonger indéfiniment, l’épreuve du temps exigé par la législation étrangère menaçait ma passion d’une attente au-dessus de mes forces. Est-ce là ce que voulait cet homme étrange, ce mystérieux philosophe ? Comptait-il sur la chasteté de sa femme au point de lui laisser courir les dangers de mon impatience, ou préférait-il la savoir complètement infidèle, et par là préservée de la durée de ma passion ? Évidemment il me dédaignait fort, et j’étais forcé de le lui pardonner, en reconnaissant qu’il n’avait d’autre préoccupation que celle d’adoucir la mauvaise destinée d’Alida.

Cette pauvre femme, voyant des retards infinis à notre union, vainquit tous ses scrupules et se montra magnanime. Elle m’offrit son amour sans restrictions, et, vaincu par mes transports, je faillis l’accepter ; mais je vis quel sacrifice elle s’imposait et avec quelle terreur elle bravait ce qu’elle croyait être le dernier mot de l’amour. Je savais les fantômes que pouvaient lui créer sa sombre imagination et la pensée de sa déchéance, car elle était fière de n’avoir jamais trahi la lettre de ses sermens ; c’est ainsi qu’elle s’exprimait quand mon inquiète et jalouse curiosité l’interrogeait sur le passé. Elle croyait aussi que le désir est chez l’homme le seul aliment de l’amour, et par le fait elle craignait le mariage autant que l’adultère.

— Si Valvèdre n’eût pas été mon mari, disait-elle souvent, il n’eût pas songé à me négliger pour la science : il serait encore à mes pieds ! Cette fausse notion , aussi fausse à l’égard de Valvèdre qu’au mien, était difficile à détruire chez une femme de trente ans, indocile à toute modification, et je ne voulus pas d’un bonheur trempé de ses larmes. Je la connaissais assez désormais pour savoir qu’elle ne subissait aucune influence, qu’aucune persuasion n’avait prise sur elle, et que, pour la trouver toujours enthousiaste, il fallait la laisser à sa propre initiative. Il était en son pouvoir de se sacrifier, mais non de ne pas regretter le sacrifice, peut-être, hélas ! à toutes les heures de sa vie.

J’étais là dans le vrai, et quand je repoussai le bonheur, fier de pouvoir dire que j’avais une force surhumaine, je vis, au redoublement de son affection, que je l’avais bien comprise. J’ignore si j’eusse remporté longtemps cette victoire sur moi-même ; des circonstances alarmantes me forcèrent à changer de préoccupations.

George Sand.

(La dernière partie au prochain numéro.)