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de sa participation bien désintéressée à coup sûr dans ces luttes autour des hustings. Elle n’approuvait pas, elle redoutait les visées ambitieuses de M. Thrale : elle voyait, dans son succès même, des conditions nuisibles à sa prospérité commerciale, peut-être à son bonheur privé ; mais avec un désintéressement qui l’honore, avec un admirable sentiment de ce que doit être pour une âme vraiment élevée le lien étroit de la solidarité conjugale, elle allait passionnément à cette lutte, dont sa volonté l’eût éloignée. De même se sent-on ému en lisant les billets rapides et comme haletans qu’elle traçait plus tard (1773), au sortir de chez les hommes d’argent près de qui elle allait solliciter quelque appui pour son mari, placé sous le coup d’une faillite imminente. Voilà ce qu’il ne faut point perdre de vue lorsqu’on est tenté de s’égayer trop lestement aux dépens de cette bonne vieille figure d’autrefois, qu’on aperçoit vaguement perchée sur l’épaule du monstrueux docteur, comme une perruche bavarde sur le dos d’un éléphant, ou, — comparaison plus respectueuse, — comme ces petites divinités de cinquième ordre dont Fo et Bouddha, dans leurs plus grossières images, semblent pourvus à titre de casse-noisettes.

Une fois cette image entrée dans notre esprit, force nous est de faire sa place au docteur. Ce fut en 1764, un an après le mariage d’Hester Salusbury, que Murphy, auteur dramatique, un des amis particuliers de Thrale, demanda la permission de lui présenter Samuel Johnson. Johnson était alors à la tête de la littérature. Renonçant à ses préjugés jacobites, il avait récemment accepté les bienfaits de la maison de Hanovre, et une pension de 300 livres sterling l’avait enfin arraché au joug toujours détesté, parfois insupportable, de ces éditeurs insolens, dont l’un fut si vertement bâtonné par l’irascible poète. En même temps que la fortune lui souriait, comme si l’aiguillon de la misère lui eût été indispensable, ce vieil athlète, usé par trente années du plus rude travail, se sentait envahi par une insurmontable torpeur. « Une sorte d’étrange oubli, écrivait-il justement à cette époque[1], m’enveloppe de toutes parts, et je ne sais plus ce qu’est devenue l’année dernière. » Il fallut le fouet du satirique Churchill pour l’arracher, l’année suivante, à cet engourdissement de ses facultés qui le menaçait du déshonneur[2]. Johnson était donc un personnage, lorsque avec mille précautions diplomatiques Murphy parvint à l’attirer chez les Thrale, émerveillés et

  1. La lettre est datée du jour de Pâques 1764. Macaulay la cite textuellement.
  2. Le Shakspeare commenté par Johnson était annoncé depuis neuf ans, et une bonne partie des souscriptions, soldées d’avance, avait été absorbée par les besoins du critique nécessiteux. Churchill partit de là pour l’accuser de vouloir escroquer (cheat) l’argent reçu. Honnête homme par excellence, Johnson bondit sous ce mot sanglant, et l’année d’après parut le Shakspeare promis au public.