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ces deux personnages. Boswell était jaloux de mistress Thrale, qui lui disputait son héros et le menaçait, comme biographe, de la plus redoutable concurrence. Ce sentiment l’aveugle fréquemment, et se complique d’ailleurs de l’adoration servile dont il entourait le docteur. Miss Burney au contraire, chez qui l’esprit de corps est doublé d’une certaine subtilité d’observation tout à fait étrangère à Boswell, ne subit qu’à demi l’influence du colosse dominant ; elle s’étonne de la patience avec laquelle sont supportées ses habitudes bohémiennes, — sucer ses doigts en mangeant, inonder ses puddings de sauce au homard, abuser des liqueurs fortes, etc., — contractées au temps où il hantait les tavernes et couchait dans les fours à briques, en compagnie de Richard Savage ; elle ne comprend rien à l’extrême liberté de ses censures, portant indistinctement sur tout ce qui le choque chez ses amis, depuis la qualité du mouton servi à leur table jusqu’à l’éducation qu’ils donnent à leurs enfans. De temps en temps, il est vrai, Johnson rachetait ces censures volontiers âpres et même brutales par quelque coup d’encensoir plus ou moins adroit, plus ou moins bien appliqué. Mistress Thrale, heureuse alors et plus fière qu’on ne pourrait le croire, oubliait les flots d’absinthe qui avaient précédé cette gorgée de miel. Sa mère, moins éblouie, avait essayé, dès le début, de lutter contre la malfaisante obsession de ce hideux lutin. Sans trop craindre de mécontenter son gendre, elle rompait en visière au farouche docteur en mettant de préférence sur le tapis les sujets d’entretien qu’il redoutait le plus, à savoir la politique et les nouvelles de l’étranger. Las de ces petites taquineries, Johnson se vengea par des tours d’écolier. Il fabriqua de fausses nouvelles, qu’il trouva moyen de faire insérer dans les feuilles que la vieille dame lisait de préférence, et quand elle avait donné dans le piège, il se moquait d’elle à plaisir. Finalement, ces deux ennemis intimes finirent par se réconcilier, et quand mistress Salusbury vint à décéder, Johnson ne se crut pas quitte envers elle à moins d’une magnifique épitaphe latine, inscrite encore aujourd’hui sur la tombe de la mère d’Hester.

Celle-ci se pliait au joug, un peu pour elle, — car elle était flattée d’avoir apprivoisé un lion pareil, — beaucoup au nom de son mari, qui avait pris pour Johnson un goût très vif, plus concevable chez un homme que chez une femme. Il appréciait en lui des qualités vraiment viriles, une grande indépendance de pensée, une générosité vraie, une charité qui, formée à l’école du malheur, passait de beaucoup la mesure ordinaire. Lorsque Thrale, — grâce au dévouement de sa femme, que Johnson accompagnait dans ses tournées électorales, — fut arrivé au parlement, il rêva de faire entrer son illustre ami dans la carrière politique. Il eut même à ce sujet