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et même de l’inconstance de son mari. M. Thrale, même quand elle l’eut forcé de lui accorder son estime et sa confiance, garda pour d’autres qu’elle tout un ordre de sentimens beaucoup plus affectueux et passionnés. Dans les dernières années de sa vie surtout, il se laissa complètement subjuguer par une de ces belles sirènes que leur invincible chasteté, jointe au goût pervers des dominations illégitimes, rend si dangereuses pour l’honneur et le bonheur des familles.

Nous l’avons déjà nommée, car c’était cette même Sophia Streatfield que nous avons vue s’amusant à tourner la tête d’un précepteur sexagénaire. « Le docteur Collier était tombé dans ses mains en sortant des miennes, — dit quelque part mistress Thrale, — et ce fut longtemps ma consolation secrète de penser qu’il avait plutôt gagné que perdu au change. » Alors âgée de quatorze ou quinze ans, la belle Sophia prenait des leçons de grec. Elle se passionna pour ce vieil Abélard, au point de disputer à ses domestiques le bonheur de le servir. Il mourut dans ses bras, et, devenue majeure, elle fit les frais de ses funérailles. Elle voulut ensuite, nous l’avons dit, porter son deuil une fois l’an. Admise chez mistress Thrale et remarquée par le maître de la maison, cette charmeresse ne se refusa pas le criminel plaisir de l’enlever à son amie. Thrale venait de perdre un fils chéri ; sa tristesse cherchait des consolations. Sophia lui prodigua les marques de la plus tendre sympathie. Ce n’étaient que longs regards attendris, serremens de main affectueux, et venant d’une jeune personne admirablement belle, d’une amabilité, d’une douceur auxquelles sa rivale même rend humblement témoignage. Sophia eut bientôt achevé cette conquête, qui lui demeura jusqu’au bout. Ce n’était pas la seule de ce genre qu’elle eût menée à bien, au grand scandale de mainte épouse désolée. Mistress Thrale le constate dans son journal en 1779 et 1780, — elle approchait alors de la quarantaine, — avec un singulier mélange de patience et d’amertume. On y lit par exemple :


« Janvier 1779. — M. Thrale est décidément et pour tout de bon amoureux de Sophy Streatfield, et il ne faut pas s’en étonner : elle est très jolie, très douce, très insinuante. Elle rôde sans cesse près de lui, danse autour de son fauteuil, pleure en le quittant, lui serre la main à la dérobée, et de ses doux yeux mouillés de larmes le dévisage si tendrement, — tout cela, dit-elle, pour l’amour de moi, — que par momens je puis à peine m’empêcher de lui rire au nez. Pour résister à pareille artillerie, il faudrait être beaucoup plus ou beaucoup moins qu’un homme… Murphy voit cet amour et m’approuve de supporter, de tolérer patiemment ce que je n’aurais certainement pas empêché par des scènes ou des reproches.

« Janvier 1780. — Sophy Streatfield est venue en ville. On l’a mise, elle